Un ami parfait
"Qu'est-ce qui est pire : se rappeler ou oublier ?" Il a suffi d'un choc sur la tête pour que Fabio Rossi, journaliste suisse à Dimanche matin, devienne étranger à lui-même, ses pensées, faits et gestes ayant déserté sa mémoire pour une période de cinquante jours. Cinquante longues et mystérieuses journées qu'il cherche désormais à reconstituer une fois sorti de l'hôpital. Mais Rossi n'est au bout ni de ses surprises ni de ses ennuis puisqu'il apprend, à peine revenu à la vie sociale, qu'il avait demandé, juste avant son accident, à démissionner de son poste de reporter et qu'il trompait sa compagne Norina avec une attachée de presse fraîchement rencontrée. Pas facile dans ces conditions d'endosser la peau d'un autre soi-même auquel on ne s'identifie plus ! S'il conserve en effet le souvenir de ce qu'il a vécu pendant trente-trois ans, Rossi est incapable de revenir sur une période déterminante d'un mois et demi dans son existence. L'accueil que lui réservent ses anciennes connaissances, dont collègue et ami de toujours, Lucas Jäger, ne le soutient d'ailleurs guère, l'explorateur de la mnemosis perdue découvrant bientôt que le "Fabio Rossi oublié" tenait du beau salaud et méprisait souvent les personnes qu'il rencontrait. Mais cela explique-t-il que les données concernant la dernière enquête qu'il menait aient été effacées de son ordinateur de bureau et de son assistant personnel ? Cela justifie-t-il que Norina se désintéresse maintenant de son sort pour vivre avec Lucas, lequel semble en fait avoir manœuvré afin de trahir son ami dans tous les domaines ? Par quelque angle qu'on aborde la situation, le réveil de Fabio, recherchant désespérément via plusieurs thérapies son "centre d'équilibre" depuis son amnésie, sonne comme un infernal règlement de comptes avec un soi-même distancé et diffracté.
Si cette thématique de la recherche d'identité après perte de mémoire n'est pas nouvelle, Martin Suter lui confère une saveur particulière par le savant travail de distorsion, temporelle et psychologique, qu'il met en place. Savoureux hommage aux affres de l'aliénation et à la vertu freudienne de l'oubli, son roman nous mène quelque part entre Soudain l'été dernier et Passé trouble, entre Mémento et Volte-Face. Tout comme dans son précédent roman, La Face cachée de la lune, le romancier nous entraîne sur la pente glissante de la rupture entre soi et soi, entre l'individu et la société. Une nouvelle fois, c'est de la manipulation du plus grand nombre par un groupe rivé à ses intérêts financiers que jaillira la vérité. Si Un ami parfait n'est peut-être pas "le plus efficace des romans de Martin Suter", comme l'affirme son éditeur, il est vrai que le lecteur s'engouffre avec avidité dans la première moitié de l'ouvrage où prévaut l'habile mise en place des divers éléments du puzzle. Ce qui n'empêche pas la suite, qui enchaîne sur la version complot et scoop du siècle, liée à la présence de prions dans des produits de grande consommation, d'être menée tambour battant. Expert en renversement, de première comme de dernière minute, Suter confirme donc, avec ce creuset de roman policier et de réflexion neuro-psychologique, son talent d'inventeur d'histoires plus vraies, plus accablantes que la réalité ! --Frédéric Grolleau