Une vie ordinaire
On connaît essentiellement Karel Capek comme l'inventeur du mot "robot" et comme un auteur d'ouvrages dits de "science-fiction", La Guerre des salamandres ou R.U.R. Il a été, en réalité, non seulement le plus grand écrivain de son pays, mais l'un des plus grands écrivains du XXe siècle. Capek, en effet, n'est pas seulement un maître de l'art du récit, un créateur étourdissant de personnages, mais un poète métaphysique qui s'interroge sur la condition humaine, en scrute les béances, en dépeint la misère et le destin tragique voué à la solitude et à l'incompréhension. L'une de ses oeuvres les plus accomplies est le poème de la mort qu'il a édifié dans la trilogie romanesque dont Une vie ordinaire, publiée en 1934, constitue le dernier volet.
Dans Hordubal, le premier roman de ce cycle, Capek, selon ses propres termes, opposait " la face cachée mais véritable de l'homme et de sa vie intérieure à l'image déformée et inexacte que se font de lui-même ceux qui ne lui veulent pas de mal ". Il montrait que notre connaissance des gens se limite très souvent à nos propres projections. Dans Le météore, Capek multipliait les points de vue. La vie d'un homme y était décrite sous plusieurs aspects différents. Chaque narrateur projetait sa propre histoire sur celle du disparu dont il essayait de reconstituer la vie. Devançant " l'école du regard ", Capek mettait l'accent sur les pièges de la subjectivité. Dans Une vie ordinaire, l'auteur apporte la conclusion à la fois synthétique et paradoxale de la trilogie. Au regard des autres se substitue le propre regard du défunt sur lui-même, à travers les souvenirs dans lesquels, avant sa mort, il essaie de retracer l'histoire de sa vie, l'histoire d'une vie " sans histoires ". A la pluralité des regards des autres sur un être se substitue la pluralité de l'être lui-même qui se dévoile sous son propre regard. Non seulement Capek y désigne la dimension " universelle " de l'existence la plus banale, la plus " ordinaire ", mais les doutes et les interrogations du personnage sur sa propre vie composent une polyphonie romanesque où émerge la multiplicité des facettes qui composent l'identité d'un Moi rongé par le Ça. Et derrière le petit homme gris, derrière l'apparence terne et uniforme d'un fonctionnaire quelconque, on voit transparaître peu à peu l'insondable complexité de la nature humaine. La création littéraire est ici inhérente à l'essence même d'un homme " sans qualités ". Ici, la création littéraire n'est pas surajoutée sur le vivant, elle émane intrinsèquement du vivant et le cours lisse et plat d'une " vie ordinaire " devient l'abîme originel où se creuse sans fin le mystère de l'être. Gérard Conio