Coeurs et Visages
Quel grand moment ! André Poitou reçoit ce soir le ruban ! la barette ! la Légion d’Honneur ! Et c’est l’occasion d’un grand banquet, donné à l’hôtel Gallia, où il recevra amis et célébrités. Poitou est un chausseur ; parvenu au faîte de son existence, l’industriel reçoit la récompense de son labeur continu et patient. Le dîner, couronnement de tout cela, sera forcément parfait ; n’a-t-on pas réussi à faire venir non seulement le président du syndicat des bottiers, mais aussi un sénateur ? Impitoyable taxidermiste des sentiments humains, Emmanuel Bove épingle sur la nappe blanche de ce banquet la bourgeoisie industrieuse de son début de siècle, à la manière d’un Flaubert façon Le Candidat ou Le Dictionnaire des idées reçues. Toutes ces petitesses à la fois humaines et sociales, ces vils mépris, ces misères de l’âme, nul ne saurait trouver grâce sous sa plume, ni le riche qui méprise l’ouvrier invité là pour donner un ton «libéral», ni la veuve d’un général à la recherche d’un généreux amant, ni le politique roué, ni le récipiendaire enfin, qui lutte vaillament pour croire en son succès et en ces honneurs. Un repas ? Une nef des fous, façon bourgeois à vau-l’eau. Un régal.