Jouer juste
Nous sommes en pleine finale d’une Coupe d’Europe de football. A la fin de la deuxième mi-temps plus exactement, juste avant les prolongations, à ce moment précis où l’un des deux entraîneurs - et narrateur omniscient de ce premier roman - livre d’ultimes conseils à ses joueurs et les exhorte à “jouer juste”. Et, bien sûr, il est question de tactique, ou plutôt d’une philosophie du jeu qui, tout en collant à la situation du match en cours, décolle légèrement de la réalité pour devenir une sorte de traité de chorégraphie sportive. Mais entre franc-parler et digressions métaphysiques, ce discours magistral déborde de son sujet pour devenir littéralement borderline. D’autant que vient bientôt s’immiscer à l’intérieur de cette voix le récit d’un amour passé avec une certaine Julie.
Dès lors, les conseils de l’entraîneur ne cesseront plus d’entretenir de curieux échos avec l’histoire de la fin annoncée d’une passion amoureuse. Imperceptiblement, à mesure que les deux pôles de ce flux verbal convergent, tout se met à faire double sens sur les terrains mitoyens de la vie à deux (en couple) ou à onze (en équipe). Et ce jeu métaphorique n’a pas besoin d’être appuyé, ni souligné, il joue tout seul à la lecture. D’autant que ce logicien du ballon rond, applique à sa relation avec Julie des règles tout aussi drastiques, un sang-froid tactique et des interdits contraignants qui délimitent un terrain et une discipline au risque de tarir toute sentimentalité à sa source. Car il s’agit bien de “jouer juste”, non pas contre son camp, mais contre les écarts désordonnés, sirupeux et ridicule de la passion. Il s’agit de pousser dans ses derniers retranchements l’amour du jeu, et le jeu de l’amour, ce qui revient au même.
A ce stade du récit, le narrateur traverse un état d’extrême confusion. Pris au piège d’une autodiscipline toujours plus hystérique, obsessionnelle et paranoïaque, il n’a plus d’autre issue que de donner un coup de pied dans la fourmilière, un vrai coup de pied dans le château de cartes qu’il vient d’échafauder. Au terme de cet accès de folie, et de claustration mentale, le narrateur, mis au pied du mur de ses propres paradoxes, n’aura donc réussi qu’à échouer : ses principes d’ascèse amoureuse le vouant à une parfaite solitude, ses principes du beau jeu vouant son équipe à une juste défaite. Car, dans ce vertige du désamour courtois, de l’art pour l’art du sport, tout n’est que perte sans profit, sauf l’honneur.
Dans ce premier roman atypique, François Bégaudeau a su habiter une parole à la fois artificieuse et fébrile, sophistique et compulsive, badine et hallucinée. La seule dynamique du discours parvient à entraîner le lecteur au sein d’un système de pensée torve, dont les à-côtés comiques redouble le vertige mental. Et si ce roman d’une seule voix semble par principe devoir échapper aux faux-semblants du lyrisme, la froideur ici à l’œuvre ne saurait dissimuler, en creux, les failles sensibles et les aveuglements extralucides de ce narrateur, sinon sa fraternité bravache avec un Don Quichotte d’aujourd’hui.