Les Chaussures, le drapeau, les putains
Travail : notre hantise.
Accouchement déchirant, sueur au front, douleur de nous autres: le travail. Une punition sacrée: nous sommes prévenus depuis toujours. Au-delà du souci économique, au-delà de l'épine sociologique, le travail est un sédiment de notre imaginaire et commence, lentement, difficilement, à occuper son strapontin de dernier rang au cénacle littéraire. Il est vrai que les gens de lettres s'intéressent plus volontiers à des tortures autrement nobles que celles de notre commun lot: marner. Pour gagner sa vie.
Avec les dernières vapeurs de la prospérité se sont évanouis les papillotes de la consultance et les zodiaques du travail heureux, maintenant la conscience est reprise du poids du roc sur la poitrine: travailler, c'est souffrir.
Que peut la littérature, sinon se tourner vers nos pères et porter d'eux à nous certaines questions pour qu'elles ne se referment pas?
Les Anciens avaient Sisyphe aux enfers, l'animal laborans, le tourmenté, le travaillant, l'horreur des hommes libres.
Et nous? Nous ne savons pas tout à fait qui nous sommes ni ce que révèle de nous notre vie active; mais nous savons répondre à la question de notre espèce: homo laborans. Car désormais notre condition est de subir et de vouloir notre travail.
Travailleurs au sens médiéval de bourreaux, nous infligeons le travail, aux autres et à nous-mêmes, nous avons tout un attirail pour forcer au sourire les sensibilités et les esprits récalcitrants; nous savons enfouir assez profond notre fatigue, nos blessures, notre dégoût. Nous, désormais, qui avons la ressource humaine, l'homme instrument et l'homme matériau, nous savons que l'homme partage avec le singe la faculté de rire et que le propre de l'homme, c'est d'utiliser l'homme.
Au sens contemporain, nous produisons, plus ou moins péniblement, nous nous rendons utiles contre rémunération: travailleurs nous restons devant nous-mêmes et devant tous, avec ou sans travail.