L'histoire de l'utopie et le destin de sa critique
Le texte de Miguel Abensour, écrit et publié au début des années 1970, correspond bien à l'esprit de l'époque qui ne redoutait pas de remettre en question ce qui, d'un avis général, ne faisait pas question. Désireux de penser l'utopie à nouveaux frais - ce qu'il n'a pas cessé de faire depuis - l'auteur de cet essai novateur isole un obstacle majeur à une nouvelle pensée de l'utopie, à savoir la critique marxiste de l'utopie au nom de la science. Il perçoit dans cette formation critique un énoncé dominant qui a pour fonction d'exclure tout énoncé en rupture. De là son travail qui, par un patient retour aux situations énonciatrices, vise à élaborer un autre modèle d'interprétation, un autre paradigme que celui issu de la critique marxiste classique de l'utopie. À suivre M. Abensour, la véritable matrice critique marxienne n'est pas le couple antinomique de l'utopie et de la science - ce qui est la position d'Auguste Comte le fondateur du positivisme - mais bien plutôt l'opposition découverte en 1843 entre la révolution partielle et la révolution totale. La « faiblesse » de l'utopie serait non pas son excès, mais son appartenance à la sphère de la révolution partielle. Si l'on ajoute à cela que Karl Marx pratique une inversion de la critique bourgeoise de l'utopie, il apparaît que l'auteur des Manuscrits de 1844 invite de façon décisive à distinguer entre les utopies qui ne sont que « l'ombre portée de la société présente » (Proudhon) et les utopies à beaucoup d'égards révolutionnaires qui sont « des expressions imaginatives d'un monde nouveau » (Fourier, Owen ).
S'opposant également à la thèse selon laquelle l'utopie s'éteindrait en 1848, M. Abensour s'emploie à discerner trois formes de l'utopie : le socialisme utopique, le néo-utopies et ce qu'il appelle le nouvel esprit utopique qui persiste après 1848 jusqu'à nos jours.
Dans la seconde partie, il s'agit - au-delà de la restitution des conditions d'énonciation - de dévoiler , en sachant mettre en lumière la traversée du mouvement jeune-hégélien de gauche, la trajectoire du geste marxien de sauvetage de l'utopie, à savoir la transformation de la question statique de la propriété privée en celle, historique, du rapport du travail aliéné à la marche du développement de l'humanité. Marx n'est donc pas le fossoyeur de l'utopie et ce d'autant moins qu'il a su effectuer une transcroissance de l'utopie au communisme critique. De cette démarche, il ressort qu'il existe un noyau insécable d'utopie dans l'oeuvre de Marx, qui est bien plus le penseur du communisme critique que celui d'un socialisme dit scientifique. Il ne faut pas se méprendre sur la critique marxienne de l'utopie ; loin d'être purement destructrice, elle est cathartique - salvatrice, c'est- à-dire que la critique de l'utopie ne saurait se dissocier de son sauvetage, mieux encore, la critique de l'utopie est la voie privilégiée qui mène à son sauvetage.
Nous assistons, contre toute attente, à un renouveau de l'utopie, ce qui donne à la pensée du nouvel esprit utopique de M. Abensour tout son sens et toute son actualité.
Comme l'écrit Adorno : « On ne jette pas le bébé avec l'eau du bain ».