Je n'avais nulle part où aller
" Oui, il y eut la vie avant le cinéma " m'écrivit un jour Jonas Mekas. Et quelle vie ! Que d'errances accumulées entre le moment où, sous la menace d'une arrestation par les nazis, il doit quitter la Lituanie avec son frère Adolfas et celui où, après dix ans d'exil, il s'habitue à l'idée de n'y plus revenir. Départ pour Vienne et détournement sur un camp de travail forcé près de Hambourg. Fuite manquée vers le Danemark et folle traversée de l'Allemagne dévastée par la guerre. Divers camps encore de personnes déplacées, à Flensburg, Wiesbaden ou Mattenberg, avant de pouvoir s'embarquer à destination de New York. Il connaît alors la solitude des quartiers pauvres de Brooklyn, cherche du travail jusqu'en usine, mais découvre aussi l'amitié de la communauté immigrée, fait ses premiers pas de cinéma, lance la revue Film Culture. Cette Odyssée où la personne déplacée incarne à son corps défendant la figure tragiquement moderne d'Ulysse, Mekas la raconte simplement, à mots comptés et bouleversants, dans Je n'avais nulle part où aller, le journal écrit qu'il a tenu de juillet 1944 à août 1955. On y découvre un cinéaste d'abord écrivain, mais dont l'écriture pointilliste et épiphanique n'a déjà pas son pareil pour rendre cinématographiquement, comme à travers l'enregistrement faussement brut d'une caméra imaginaire, la vision fugitive du suicide d'un jeune déplacé, les longues conversations passées à refaire le monde, ou les nuits étrangement inquiétantes de Manhattan. Pour Mekas, comme pour tant d'autres déracinés du vingtième siècle, l'Histoire est un cauchemar dont il a fallu s'éveiller en dénouant les liens mêmes du temps. Quand ce nouvel Ulysse s'approche enfin d'Ithaque, les souvenirs le submergent, l'enfance remonte en lui, et une pluie scintillante d'infimes fragments de paradis retombe doucement sur terre.