Istanbul était un conte
" Il y a dans ce livre un homme qui considère le texte qu’il veut construire comme le seul pays où il peut trouver refuge. Un homme qui est à la fois témoin, acteur et spectateur. Ce n’est pourtant pas ma faute si je suis né sur la presqu’île la plus occidentale d’Istanbul sous les traits d’un étranger. Ce n’est pas ma faute si je vis Istanbul comme un conte. " Saga familiale, livre-fleuve, déambulation intime et roman-monde, le texte de Mario Levi est tout cela à la fois. Issu d’une famille juive séfarade arrivée à Istanbul au moment de la Reconquista, l’écrivain plonge dans la mémoire de sa ville natale comme s’il ouvrait une malle aux trésors.
Les objets, les tableaux et les photographies sépia s’animent, et c’est la vie quotidienne de trois générations de Juifs stambouliotes au cours du XXe siècle qui ici prend forme, sous les yeux du lecteur abasourdi. Il faut accepter de se perdre dans les ruelles étroites de la ville, sur les rives du Bosphore et dans les méandres des histoires familiales : au gré des errances du narrateur, dévoilant à travers mille récits et anecdotes les secrets de chacun de ses quarante-sept personnages (qu’il inventorie dans un lexique en début d’ouvrage), le charme agit.
Istanbul est un conte, comme le sont les aventures, réelles ou rêvées, de ses habitants. Qu’il évoque Madame Estreya, partie vivre de l’autre côté de la ville avec un musulman, le bon tour joué par Madame Roza à son mari, les amours impossibles de l’officier austro-hongrois amnésique Schwarz avec Eva, mariée à un autre, qu’il pénètre les secrets de l’arrière-boutique de Monsieur Jak ou qu’il nous entraîne à Odessa, à Alexandrie ou à Vienne dans le berceau familial de ses personnages, Mario Levi joue l’enquêteur mais aussi l’ensorceleur.
D’une histoire à une autre, se dessine le portrait d’une ville-monde, mais aussi son évolution vers une modernité dont le corollaire est la montée du nationalisme turc. Où l’on voit au fil des ans la ville cosmopolite et accueillante pour les communautés étrangères - les Juifs y trouvèrent refuge, mais aussi les Grecs et les Arméniens - se transformer en une métropole affairiste où l’on entend surtout résonner la langue d’Atatürk. Et où retentirent sombrement les sinistres traumatismes du XXe siècle.
Puissamment nostalgique, le livre de Mario Levi tente, et ce n’est pas son moindre attrait, de sauver un monde englouti, un monde de boutiquiers pauvres parlant encore le yiddish et le ladino, un monde où cohabitaient toutes les traditions et toutes les religions.
Istanbul était un conte est le chant d’amour de l’écrivain à une ville rêvée, et une formidable invitation à s’y perdre faite à son lecteur.