Mur Méditerranée
A Sabratha, sur la côte libyenne, les surveillants font irruption dans l'entrepôt où sont entassées les femmes. Parmi celles qu'ils rudoient pour les obliger à sortir, Chochana, une Nigériane, et Semhar, une Erythréenne. Les deux amies se sont rencontrées là, après des mois d'errance sur les routes du continent. Grâce à toutes sortes de travaux forcés et à l'aide de leurs proches restés au pays, elles se sont acharnées à réunir la somme nécessaire pour payer les passeurs, à un prix excédant celui d'abord fixé. Ce soir-là pourtant, au bout d'une demi-heure de route dans la benne d'un pick-up fonçant tous phares éteints, elles sentent l'odeur de la mer. Un peu plus tôt, à Tripoli, des familles syriennes, habillées avec élégance comme pour un voyage d'affaires, se sont installées dans les minibus climatisés garés devant leur hôtel. Ce 16 juillet 2014, c'est enfin le grand départ. Dima, son mari et leurs deux fillettes ont quitté leur pays en guerre depuis un mois déjà, afin d'embarquer pour Lampedusa. Ces femmes si différentes ¿ Dima la bourgeoise voyage sur le pont, Chochana et Semhar dans la cale ¿ ont toutes trois franchi le point de non-retour et se retrouvent à bord du chalutier, unies dans le même espoir d'une nouvelle vie en Europe. L'entreprenante et plantureuse Chochana, enfant choyée de sa communauté juive ibo, se destinait pourtant à des études de d roit, avant que la sécheresse et la misère la contraignent à y renoncer et à fuir le Nigeria. Semhar, elle, se rêvait institutrice, avant d'être enrôlée pour un service national sans fin dans l'armée érythréenne, où elle a refusé de perdre sa jeunesse. Quant à Dima, au moment où les premiers attentats à la voiture piégée ont commencé à Alep, elle en a été sidérée, tant elle pensait sa vie toute tracée, dans l'aisance et conformément à la tradition de sa famille. Les portraits tout en justesse et en empathie que peint Louis-Philippe Dalembert de ses trois protagonistes ¿ avec son acuité et son humour habituels ¿ leur donnent vie et chair, et les ancrent avec naturel dans un quotidien que leur nouvelle condition de " migrantes " tente de gommer. Lors de l'effroyable traversée, sur le rafiot de fortune dont le véritable capitaine est le chef des passeurs, leur caractère bien trempé leur permettra tant bien que mal de résister aux intempéries et aux avaries. Luttant âprement pour leur survie, elles manifesteront même une solidarité que ne laissaient pas augurer leurs origines si contrastées.
S'inspirant de la tragédie d'un bateau de clandestins sauvé par le pétrolier danois Torm Lotte en 2014, Louis-Philippe Dalembert déploie ici avec force un ample roman de la migration et de l'exil.