Bibliomanies
Karl Kraus demande à un écrivain d'inventer une langue qui, hors du livre, resterait sans emploi. Borges ouvre une bibliothèque totale, où toutes les œuvres sont l'œuvre d'un seul auteur, qui est intemporel et anonyme. Pasolini, qui sent sa mort venir, qui sait que son époque ne viendra pas, réécrit mot à mot un livre de sa jeunesse, qui était la meilleure, qu'il veut nouvelle. Artaud, à qui Paulhan réclame un livre, répond par une lettre ouverte, plus ouverte encore que celle qu'il destinait vingt ans plus tôt à Rivière. Il n'y a rien de plus littéraire que ces inventions (des esquives, des réserves, des répliques, des ratures, des surenchères, des diableries) qui contrarient les gens de lettres. On voudrait écrire et aimer les livres. On voudrait lire, commenter, collectionner et se vouer à la multitude des livres. On se retrouve un jour, dans le cours de ses œuvres, quelle que soit la valeur qu'on leur donne, quelle que soit la fin qu'on leur suppose, devant le livre unique, qui doit cependant disparaître et que les bibliomanies de certains modernes nous poussent, nous aident peut-être, à sacrifier.