ICI S'AIMERENT
Rue Larrey vécurent et passèrent deux prix Nobel et l'un des artistes les plus commentés du XXe siècle. Pendant plus de vingt ans, au 7e étage, l'insaisissable Marcel Duchamp loua un petit deux-pièces décoré par Picabia où il tirait sur sa pipe, préparait ses parties d'échecs, et recevait ses amours d'un soir, sous son grand manteau en fourrure.
Au 5e étage, Paul Langevin, le physicien de génie, le fondateur de la Ligue anti-fasciste, y reçut le tout-Paris scientifique, les premiers résistants, mais aussi, à l'abri des regards et pas hélas des ragots, une Marie Curie qui dévalait de son labo rue d'Ulm jusqu'à la rue Larrey pour retrouver son amant. On chanta rue Larrey, on donna des bals masqués, on dansa et s'enivra d'alcools forts.
On s'aima y compris durant ce mariage de quatre mois auquel s'était résolu Duchamp, en 1926, avant de divorcer sans drame. On y fut heureux malgré ces lettres postées d'Auschwitz et la mort tragique du gendre de Langevin, fusillé au Mont Valérien. On y espéra, à raison, le retour de Bernard, le fils de 17 ans cueilli dans sa chambre par la police de Vichy, entre deux cours au lycée Henri IV. Joyeux bastringue.
Dans les escaliers se croisaient Man Ray, Brancusi ou Henri-Pierre Roché, le père de Jules et Jim venu à pied de chez lui, 99 boulevard Arago : défilé de fantômes gais dédaignant l'argent mais raffolant de Montparnasse, de Kiki et du Dôme, vénérant les grandes tablées du Boeuf sur le toit et cultivant l'amitié oisive.