Suzanne
Un récit fort et personnel qui est à la fois une traversée du siècle dernier et une dénonciation terriblement actuelle des conditions de vie dans les EHPAD (les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes).
" Elle s'appelle Suzanne et elle a 95 ans. Malgré les drames, elle a toujours aimé la vie.
A l'école, c'était la première en sprint. Puis, elle est devenue un grande joueuse de tennis. Elle adorait rouler vite et rêvait de faire des rallyes automobiles. Elle a toujours voulu tout voir, tout faire, tout lire, tout visiter. Elle dit tout haut ce qu'elle pense, et tant pis si ça vexe. Elle ne sait pas mentir. Elle ne sait pas pleurer non plus. Sauf quand elle est heureuse. . Jamais quand elle a mal ou qu'elle a du chagrin. Elle a du caractère et ne se laisse pas faire. Elle déjeune en terrasse, quelle que soit la saison. Elle ne boit jamais d'eau, que du rosé ou de la bière, c'est plus désaltérant. Elle aime les plats en sauces et la cuisine à la crème – on ne renie pas ses origines, Suzanne est née en Normandie.
Elle est née le 5 juin 1922 rue de la Solitude, à Sainte-Adresse, près du Havre. Sa mère ne l'aimait pas, et c'était réciproque. Avec son père, c'était la passion. Lui était artiste ; ils se comprenaient. Elle s'est mariée pendant la guerre. Un très beau mariage à Laval, en pleine occupation. Son mari était avocat à Laval. Ils allaient au théâtre, ils recevaient, beaucoup. La petite bourgeoisie de province des années 50. Elle avait le goût du spectacle et de la mise en scène. Elle rêvait de New-York et de Jérusalem. Elle rêvait d'être comédienne. Elle a connu des tragédies.
Un à un, Suzanne a perdu tous les hommes de sa vie. Son petit frère, son fils, son père, son mari. Elle avait quarante ans, et elle dit que, pour elle, tout s'est arrêté ce jour-là. Après, il n'y a plus eu de fêtes, il y a eu moins d'amis. Seule, Suzanne a élevé ses quatre filles, auxquelles elle a tenté d'inculquer l'essentiel : faire bonne figure, toujours, et en toutes circonstances, garder le sens de l'humour.
Mais il y a quelque temps, elle a commencé à perdre l'équilibre. Elle est tombée plusieurs fois. Impossible de se relever. Impossible de rester chez elle. Elle a dû tout vendre ou donner. Adieu l'appartement, les meubles et les souvenirs. Après avoir vaillamment traversé les tourments du siècle, elle vit maintenant dans un EHPAD, un Etablissements d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes.
Là-bas, son existence ressemble à une bouillie insipide servie dans des plateaux en plastique. Des remarques infantilisantes, des humiliations, des objets qui disparaissent... Elle sait qu'il y a pire ailleurs : des surdoses de médicaments, des injures voire des coups – des coups sur le petit papy, des coups sur la petite mamie... Comme si la fin de la vie n'était déjà plus de la vie. Suzanne ne mange presque plus. Elle a beaucoup maigri. " Il est très efficace, leur programme minceur ", souffle-t-elle avec ironie.
Depuis qu'elle quitté son domicile, elle a perdu près de vingt kilos. Et moi, quelques grammes d'humour, parce que cette vieille dame de 95 ans, Suzanne, c'est ma grand-mère. "