La langue confisquée
Comment la langue façonne-t-elle l'esprit d'une époque ? Tout au long du règne de Hitler, Victor Klemperer étudia les graves distorsions infligées à la langue allemande par le nazisme. Les enseignants seront désormais soumis à une révision nationale et politique - comme les voitures, note-t-il en 1934. On parle désormais de système pour désigner le régime des années de Weimar, vilipendé en tant que régime parlementaire et démocratique enjuivé . Quant à l'adjectif fanatique , il passe du registre péjoratif au registre laudatif ; le terme libéral , lui, devient, à l'inverse, péjoratif, avant de disparaître tout à fait au profit de libéraliste . Klemperer assiste en fait à une sorte d'inversion sémantique généralisée, dont il note chaque manifestation dans son Journal. Il en tirera LTI, grand livre sur la manipulation de la langue par l'idéologie. La langue confisquée restitue sa démarche, ce geste critique qui aide à comprendre comment on adhère à un langage, quel qu'il soit. Car, comme l'écrit Klemperer, on désigne l'esprit d'un temps par sa langue. Elle est un révélateur, elle ne ment jamais : c'est elle, toujours, qui dit la vérité de son temps. Le lecteur croisera dans ces pages d'autres écrivains, ayant vécu et travaillé à de tout autres époques, en de tout autres lieux, et ayant affectionné, comme l'auteur de LTI, la forme du journal-essai, du carnet - des écrivains ayant tous pour point commun d'avoir écrit en noir sur la page noire de la réalité . Et qui nous aident comme lui, à travers leurs quêtes respectives de la vérité, à faire face à notre temps, ce temps de repli identitaire et de post-vérité , un temps d'inquiétantes résurgences sémantiques aussi, où se voit brouillée la distinction essentielle du vrai et du faux.