Revue d'esthétique, numéro 44 : Les artistes contemporains et la philosophie
L'objet de ce numéro n'est pas d'interroger la manière dont la philosophie a depuis une trentaine d'années marqué un intérêt renouvelé pour la question de l'art.
Le propos est de partir des artistes eux-mêmes et des références philosophiques attestées dans leurs oeuvres et leurs écrits. " Philosophie " est pris dans l'acception la plus large, qui inclut la pensée orientale comme la pensée occidentale. En effet, dès 1959, un article d'Umberto Eco, publié ici pour la première fois en français, montrait l'importance de la pensée zen sur l'art d'après-guerre et sa convergence avec la philosophie de Wittgenstein. Les textes philosophiques cités par les artistes étudiés sont rarement des textes sur l'art. C'est le Wittgenstein du Tractatus et non celui des Conversations sur l'esthétique, c'est le Merleau-Ponty de la Phénoménologie de la perception et non celui du Doute de Cézanne, c'est le Deleuze de Mille Plateaux et non celui du Pli ou de Logique de la sensation qui sont invoqués. Qu'en conclure sinon que le questionnement des artistes contemporains ne porte pas prioritairement sur l'art en lui-même ? À l'inverse des artistes " modernes ", soucieux d'en isoler l'essence et d'en préserver l'autonomie, les artistes " contemporains ", acteurs, à partir des années 60, de l'extension de l'art à toutes sortes de pratiques nouvelles, ont parallèlement réintroduit l'interrogation sur ses fins et souligné le rôle social de l'artiste. S'ils se sont tournés, plus que leurs prédécesseurs, vers la philosophie, ce n'est donc nullement parce que leur art aurait délaissé le réel au profit du concept, comme on le dit communément, mais au contraire parce que, après l'abstraction formaliste des années 50, ils ont dû reconstruire un art tourné vers les hommes, l'expérience, la nature ou la société : c'est d'une philosophie ancrée dans les choses, non de philosophie spéculative, qu'il est question.
Les différentes études réunies dans ce numéro - qu'elles soient transversales (sur le Land art, la rencontre de l'art américain et du pragmatisme de John Dewey, les usages divers de Wittgenstein) ou monographiques (Robert Filliou, Daniel Buren, Art & Language, Felix Gonzalez-Torres, François Morellet, Ilya Kabakov, etc.) - tentent de déterminer, oeuvres à l'appui, pourquoi et comment les artistes s'inspirent explicitement de philosophes tels que Fourier, Deleuze, Lyotard, Benjamin, Rosset, Bakhtine, Merleau-Ponty, parmi bien d'autres. Des textes de Ben et de herman de vries ainsi que des entretiens avec Robert Barry, Daniel Buren et Otto Mühl apportent enfin à ce numéro les témoignages de première main de quelques figures historiques de l'art contemporain, artistes majeurs de la scène artistique internationale d'aujourd'hui.