L'Epreuve du jour
C’est dans une sage petite ville de province, derrière les grilles d’une vaste maison bourgeoise que l’enfant de ce récit fera l’apprentissage de la solitude, de l’angoisse, de la haine. C’est entre une mère terrorisante, un père à jamais étranger et un aïeul merveilleusement complice qu’il découvrira l’amour, la poésie, la révolte et sa peur du jour, qui sont les « débris colportés et les braises mal éteintes » dont se nourrira le feu de sa mélancolie future.
Pourtant, cet épisode éclaire l’univers habituellement fort sombre de Jean-Claude Pirotte d’une lumière limpide et très douce, presque sereine. C’est que « dans le récit de l’enfance , qui est une fable ou un mensonge, on rêve de semer quelques éclats de vérité splendide et intolérable », et on y parvient quand on est authentiquement poète - et habité, comme le nocturne auteur de cette tendre confidence qui triomphe, de page en page, de son épreuve du jour.
« Ma mère était un oiseau de proie. Son regard fixe m’envoûtait en me terrorisant. Lorsqu’elle glapissait : “Toujours à rêvasser !”, mes genoux trop gros se mettaient à branler, la moiteur suintait de mon échine trop maigre, je baissais les yeux, j’étais seul, et j’étreignais en imagination ma solitude comme une poupée. C’est ainsi que j’attendais la nuit, l’hiver, la douleur, la mort.
Cependant la mort, la douleur, la nuit n’étaient encore que des mots. Il allait falloir qu’ils deviennent des choses, la vie en quelque sorte, mais les mots demeurent longtemps rebelles, et les choses qu’ils désignent se dérobent et vous abandonnent les mains vides et le cœur désert. Même la mort, et la nuit, ne cessaient de se dérober. L’épreuve consistait à les deviner, pour n’en palper que la menace confuse, comme on joue à colin-maillard dans un château hanté.
Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un littérateur privé d’illusion, dont la mémoire, paysage calciné, s’enfonce dans la pénombre du soir. Cette nuit que j’appelais, je la connais de science intime, parce que, loin de l’avoir apprivoisée, je lui appartiens sans retour. J’ai cru longtemps la conquérir et la dominer, c’est elle au contraire qui m’aura finalement réduit à cette misérable ignorance du monde, et me condamne à la dépossession. »