Martin en dernier lieu
« Martin a une marotte. Depuis toujours, au jour le jour, il met par écrit ce qui lui passe par la tête, spéculations, divagations, âneries parfois. Dès qu'il termine un livre, qu'il sort d'un cinéma, dès qu'il entend un propos qui le frappe, il note un commentaire. C'est chez lui un réflexe, un tic.
La vieillesse est soigneuse. Elle tient à conserver, elle déteste détruire, elle a ses raisons que l'on devine. Martin est vieux, très vieux, et on ne peut lui reprocher d'avoir des idées de vieux. Devant le dilemme, il choisit un moyen terme que lui suggère son caractère. Il va dégager ce fatras, y mettre de l'ordre, et verra plus tard que décider. Objet de ce projet ? Procrastiner...
Il s'est mis à la tâche. Dès le matin, comme s'il était poussé par une urgence (cette impatience est un signe de l'âge), il déchiffre, recopie, classe sans enthousiasme, déchire à contrecoeur. Ce faisant, il se prend au jeu. De ces coupures qu'il assemble, ne peut-il faire un ensemble ? Il s'y essaye. Il établit des liaisons, organise des séquences, fabrique des chapitres d'après la couleur des phrases. Il varie les styles : il construit un texte.
Est-ce un recueil d'idées vivantes ? Un cercueil de pensées mortes ? Un exercice de rhétorique, un épanchement de sincérité ? Ces pages nouvelles sont moins le portrait, authentique ou truqué, d'un vieillard qui se veut encore campé dans sa stature, qu'un relevé des états et des étapes ultimes d'une âme recrue, la carte intime et griffonnée d'une marche finale, hasardeuse, que guide l'incertitude. Il évoque deux confessions, celle de Colette la romanesque, celle de Chateaubriand le romantique. « Je vis sur le fond de frivolité qui vient au secours des existences longues », dit la première. « Je dispute au chagrin le reste de mes jours », dit le second.
C'est peut-être une illustration de ce partage qu'éclaire cet écrit d'un homme qui s'en va ».
Francis Huré