Les derniers jours de Paris
À la brasserie Lipp, le soir, je tombe sur Picasso. J'aperçois aussi Georges J. en uniforme d'officier. C'était un drôle de type assez amusant et bohème autrefois, et très spirituel, mais il vous portait un peu sur les nerfs avec ses façons de pédéraste qu'il tenait à afficher à la tribune des journalistes de la Chambre. Il dit que ça ne va pas bien du tout.
- On perd du terrain.
- Mais pas en France ?
- Non, mais tout de même. Les Boches sont des gangsters ;
Les Belges des salauds ; les Luxembourgeois aussi avec leurs vingt-sept soldats.
Il est digne. Maintenant qu'il est officier, il a quitté son air république-des-camarades, et il ne vous tutoie plus. Il a l'air plutôt soucieux. Nous sommes là, dans la brasserie Lipp brillamment illuminée, comme si rien n'était arrivé. Nous buvons du vin d'Alsace, - simplement parce qu'il y a là-bas des millions de jeunes gars français pour tenir le Boche en respect. Oh, c'est horrible à s'avouer, et un peu humiliant.
Correspondant du Guardian à Paris en juin 1940, Alexander Werth tient le journal de l'attente. Écrites en français, sur le vif, pendant ce gros mois de fin de printemps où tout paraît encore possible, ces pages inédites sont comme le compte à rebours d'une histoire dont on connaîtrait la chute. Un testament exceptionnel où, durant quelques heures volées à l'abattement et à la peur, Paris est une fête.