Verbali

Auteur : Jean-Luc Nancy

Editeur : Imprint unknown

On reconnaît l'importance d'un livre à la voix ; inédite, stupéfiante, venue de là où personne ne l'attendait. Au timbre particulier qui, reconnaissable entre mille autres, impose plus qu'un univers, un style pris dans une vision. Et les visions, Antonella Moscati les fait apparaître à volonté dans Verbali. Oui, rien ne prévoyait l'arrivée de cette jeune philosophe de Sienne, ni la tumulte maîtrisé de ses spéculations rendues vivantes par la force d'un savoir de tout ce que la pensée occidentale a produit comme systèmes, sens du divin, matérialisme, alchimie. Quant à l'écriture de son livre, elle a la précision transparente d'un procès-verbal (sens du titre en italien). C'est ce qui trouble peut-être le plus dans ce "delirium" philosophique. Une langue d'une clarté éblouissante mise au service d'une description exacerbée de la folie. On pense immédiatement au Bleu du ciel de Bataille, même extra lucidité vertigineuse, identique violence physique, sexuelle et métaphysique. Le délire spirituel, la chute dans tous les états du corps, portent à incandescence la passion de la vérité. Au prix d'une traversée mystique des éléments (la biologie), de l'Histoire (l'apogée de la technique), de la Loi, de la religion révélée. Voilà longtemps qu'on avait pas pris, avec une telle intensité, la langue du Texte (catholique et anti-catholique, pour une grande part) comme origine et fin de toute chose. Sans que cela soit le fait d'une conscience malheureuse, doloriste ou victimale. Antonella Moscati pourrait reprendre à son compte l'axiome d'Artaud : "Je n'ai rien écrit, j'ai tout vécu." C'est en allant au bout des incarnations de la langue, que la Catherine de Sienne de Verbali réalise l'expérience de la philosophie en acte de grâce. Etrange pari de faire de la folie une catégorie de la philosophie, la "ligne de sorcière" (Deleuze très présent dans le livre) interne et externe comme une fêlure fitzgeraldienne. La crise extatique que vit la jeune femme de Verbali est prise en tant que moyen de connaissance des grandes arcanes de l'espèce humaine. De sa construction (la naissance signe de mort) à la destruction (l'anéantissement, passage vers le vivant). Ce qui est soulevé ici, c'est aussi la chaîne mystérieuse des causalités. Antonella Moscati en entrevoit le fondement délirant que seul un autre délire peut rendre évident, visible. Elle en dit ceci : "La chaîne prit alors un caractère historique, effrayant et apocalyptique. Tout trouvait une explication selon une vision où le mal lui-même trouvait sa juste place et apparaissait davantage comme le résultat de la peur de l'infini et de ce qui est autrement - à quoi les hommes préfèrent la mort biologique - que comme le moyen destiné à réaliser une transcendance précise, le dessein d'un dieu déterminé". On pense bien sûr à Nietzsche effondré à Turin, au silence d'Hölderlin, au bûcher de Giordano Bruno. Et ce n'est pas écraser la jeune philosophe que de situer son récit dans cette lignée. La parole de Verbali reprend le discours là où le silence devrait se faire, elle vient à la place de l'aphasie, de la démence.
Dans sa préface, Jean-Luc Nancy évoque parfaitement les liens qui unissent philosopher et délirer : "Par-delà leur couple terrible et nécessaire, la nécessité tendue d'un monde dans lequel séjourner un instant loin des significations, au plus près d'un sens sensible". Les exercices de la folie ne sont qu'un accès à un au-delà de la pensée, une rentrée dans la matière. L'endroit où sens et sensible ne font plus qu'un, avant de se séparer à nouveau.
Antonella Moscati, pour ce faire, réinvestit tout le savoir du christianisme sur l'incarnation, elle retrouve le messianisme évangélique, la recherche du salut, la présence du diable, la Visitation et les épiphanies. Mais pour en dégager une logique, en faire une science de l'être. Ce qui fait de Verbali un livre réellement politique, pas si loin finalement des magnifiques Explications de Pierre Guyotat. Alors, premier coup, coup de maître.

14,00 €
Parution : Août 2000
139 pages
ISBN : 978-2-9141-7204-2
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