L'Inde jour et nuit
Editeur : Filigranes
Où était-ce ? A Delhi il me semble, mais je n’en suis pas sûr. Ou peut-être à Bombay. En tout cas l’image est très nette. Une grande artère dans une grande ville de l’Inde. Sur le large trottoir en terre battue, en contrebas d’un muret, un peu à l’ombre, un marchand de thé avec sa casserole noircie, son feu et les quelques verres qu’il essuie dans un pan de son dhôti. J’ai envie de thé, de ce thé qu’ils font là-bas, bouilli mélangé à du lait et à de la cardamome, mais au lieu de le prendre debout, ou assis, comme je l’ai fait souvent, sans trop savoir pourquoi je m’accroupis, je fais comme eux, comme les Indiens. Non pour leur ressembler (ce serait impossible) ou pour les imiter (ce serait ridicule), mais comme ça : une intuition du corps, un simple mouvement impensé, et soudain, dans cette position pour moi inhabituelle et peu confortable, je m’en souviens très nettement, je me suis retrouvé ailleurs – la rue bien sûr était la même, rien n’avait changé, mais pourtant tout était différent, et s’était rapproché. Comment le dire ? Au lieu d’être devant l’Inde, j’étais soudain en elle, comme caché en elle, replié en elle, la voyant toujours, mais dans un autre pli du temps. C’était comme si j’étais entré dans ce temps dilaté, dans ce temps d’attente indivise et patiente qu’ils ont et que nous n’avons pas, ou dans lequel ils semblent vivre, concentrer la vie, et que nous ne connaissons que par des césures ou des sautes.
J.C Bailly
Françoise Nuñez photographie en voyage. En 1989, elle découvre le nord de l’Inde et rencontre à Delhi l’écrivain Jean-Christophe Bailly. Suivront d’autres voyages : Kérala, Tamil Nadu, Calcutta ; étapes d’une aventure esthétique et intellectuelle où la réalité devient une métaphore à travers une poétique très personnelle. Ces images de vibrations oscillent entre lueurs et mouvements arrêtés, lignes de fuite et instants figés se succèdent.