Servir l'oubli
« Rien dans l'histoire du Télégramme n'avait jamais provoqué malaise plus palpable.
Même Jicé s'était senti sali. Plus que blousés, on était malheureux. Broyés jusque dans les articulations, sciés aux pattes ; deux ans, les mecs pensaient deux ans avant toi. J'ai senti sur l'instant que la joie que j'avais de croire partait en copeaux. Des hommes désormais devaient me faire peur : cet état de vigilance devenait la condition absolue de l'éthique : j'acceptais de me tromper mais je leur interdisais de me leurrer. »
Dans une ville comme il y en a tant, Jack traque le fait divers pour Le Télégramme,
un quotidien local. Un soir, le cador du chien écrasé renifle un titre, et on le renvoie à la niche. Pour le coup, il sort les crocs : le fait divers cache un fait d'hier qui remonte à la surface avec ses racines pourries et son présent vaseux.
C'est la lente et implacable désillusion d'un Pulitzer de province qui va passer sa ville au rabot parce qu'on lui demande d'oublier. Il va apprendre comment enfouir l'Histoire en écrivant l'actualité. Comment les villes et les journaux se sont fait avaler par des intérêts dont ils sont devenus le produit. Ne nous y trompons pas : ceux qui tirent les ficelles prospèrent en s'appuyant d'abord sur le vide sidéral laissé par notre renoncement.
Notre propension à l'oubli offre à ces puissances tentaculaires plus de garanties que
les verrous, pourtant démontables, de leur propre système... !
Philippe Motta.