A la dérive dans Buenos Aires
Elle marchait en équilibre sur la corniche du patio, à trente mètres du sol. Tout le monde en bas retenait son souffle, de peur qu'un simple courant d'air ne la fasse chuter. Un avion est passé lentement dans le ciel et son haleine muette et laiteuse a tracé derrière elle, dans le bleu craquelé de froid de ce matin d'automne, un joli feston de fibres cotonneuses. Elle sembla s'y appuyer un court instant, puis se remit à cheminer sur le bord du monde, de son pas gracile de danseuse ivre. La ville avait plongé d'un seul coup dans un silence vibrant, que seules les corneilles mantelées déchiraient de leurs craillements charbonneux. J'ai fendu la foule tétanisée des futurs laissés-pour-compte, et avant que j'aie pu dire quoi que ce soit, elle s'est jetée dans le vide. Son corps a flotté dans les airs, c'était beau et suave, elle souriait, et j'ai cru l'entendre me murmurer, en tombant, des mots d'amour et de désespoir. Le choc mat et sourd que son enveloppe corporelle a fait en touchant le sol s'est fiché dans mon coeur, comme un coin de métal vif et brûlant. Pour toujours. Elle s'appelait Pamplemousse, elle était belle, elle était argentine, c'était mon amoureuse, et je l'aimais à la folie. Je me suis enfui. De ma vie, de mon bonheur, vide désormais, de Genève. J'ai pris, en aller simple, le premier vol pour Buenos Aires.