Lettres de mon cargo
Quel que soit le récit, il se doit de commencer par une scène idyllique dépeignant un bonheur paisible et sans nuage pour mieux laisser craindre un malheur sous-jacent qui ne devrait pas tarder à frapper, le drame qui se noue et dont on ne perçoit rien encore. Je déroge à cet effet littéraire en commençant par une longue scène d'effroi, celui que j'ai ressenti en partant de chez moi pour prendre le Grande Anversa.
Après un moment d'euphorie dans les jours suivant l'achat de mon billet, je me mets à douter secrètement de l'opportunité de ce voyage, doute qui se transforme en crainte, puis en frousse pure et simple, je suis progressivement envahi par la peur croissante de l'inconnu, de l'insécurité, des défaillances ou des douleurs de ce corps qui vont complètement pourrir mon plaisir. J'en arrive au point où le capitaine m'abandonne dans un port perdu au fin fond de la Turquie où je me fais voler mes papiers, mon argent, obligé de mendier pour gagner Istanbul et trouver le Consulat (penser à prendre l'adresse) ou condamné à une mort solitaire et atrocement pénible dans un bidonville au fin fond de la Mer Noire. « L'arrogance obscène de l'imbécillité triomphante », rend Paris irrespirable, il faut bien s'en soustraire. Partir, c'est aussi le plaisir d'aller à la rencontre de l'inconnu, quitte à connaître l'inconfort, la solitude. Richard Laborier se laisse alors transporter dans un monde où les distances et les conventions sont abolies, dans ces grands cargos surchargés de voitures ou d'énormes containers métalliques, cette arrière-cuisine de la société de consommation mondialisée. Interrogeant le muet horizon de la pleine mer, il débarque enfin dans des ports commerciaux fades et inhospitaliers, qui pourtant le fascinent. Ces lettres, conçues pour des amis restés à quai, constituent un journal de ces voyages, drôle, fin, intelligent... « Donc, je cargote et je me fiche complètement que ce soit à la mode ou non. »