Petit enfer de Turin
Renversante et révoltante : l'indifférence de l'édition française pour un penseur, écrivain, traducteur et artiste dont l'oeuvre est sans doute mal adaptée aux tiroirs du rangement idéologique et aux canons de la distraction culturelle : Guido Ceronetti. Ce petit livre singulier sur Turin tente aussi de rappeler au lecteur hexagonal la présence d'un contemporain que Cioran avait élu au premier rang de ses admirations.
Petits enfers de Turin : Ceronetti se penche sur la ville qui l'a vu naître, avec une distance et pourtant une familiarité qui est celle d'un chroniqueur urbaniste dont les racines ne tiennent nullement à quelques avenues ou quartiers mais sont toutes faites d'innombrables mythes, et dont la cosmogonie mêle les plaies de l'Égypte et celles de la Fiat, d'illustres boxeurs et des héros antiques, des Turinoises aux visages disgraciés par la brutalité des moeurs et de cyniques Eyrinies hantant les souterrains d'une ville livrée à la puanteur de l'air et à la discordance sociale sous toutes ses formes. Citoyen indéfectible de « Jérusathènes », le piéton de Turin qui flâne et raconte ici ne cultive pas une manie d'écrivain local : si ses regards et ses pensées sont des flèches, l'archer a toujours en visée deux cibles invisibles désormais dans ces mégapoles que l'ont dit encore civilisées : la beauté du monde et la dignité de l'âme, ce qu'il en reste à l'ère des foules administrées.
Un portrait plein d'ironie de son père, une réflexion implacable sur le terrorisme (après l'assassinat par les Brigades rouges d'un de ses amis, journaliste de la Stampa), une visite en compagnie du maire dans un campement Tzigane ou parmi les plaies de l'hospice, une digression sur l'analyse au carbone 14 du Suaire au coeur d'une ville spirituellement dévastée, telles sont les voies qu'emprunte Guido Ceronetti pour nous faire traverser avec lui une cité mutilée et ses revenants muets.