Salons
À côté de sa prodigieuse fiction, Giorgio Manganelli a poursuivi avec assiduité une oeuvre d'essayiste et de critique. De nombreux volumes parus de son vivant comme La littérature comme mensonge (Gallimard, 1985) ou Angoisses de style (José Corti, 1998), par exemple, en attestent avec une éloquence certaine.
Cet aspect de son travail n'a rien d'anecdotique dans la mesure où la reconnaissance critique nourrit sa recherche littéraire, ses fictions, largement inspirées du regard porté sur le non-sensical et le roman gothique anglais.
En France, ses écrits sur l'art demeurent toutefois la partie la moins connue de l'énorme et prodigieuse masse de son travail critique dont la nouveauté du point de vue n'est plus à souligner.
Publié pour la première fois en Italie en 1987, Salons regroupe un choix de sa réflexion dans ce domaine réalisé de son vivant par son auteur lui-même. L'ouvrage offre un choix de thèmes et d'artistes et de genres extrêmement variés : Edvard Munch, René Lalique, Honoré Daumier, Benedictus, Cecil Beaton, etc. À côté des grands artistes, il accorde une place importante aux arts dits « mineurs » :
Tabatières, peintures sur éventails, verreries, tissus, photographie, etc. De sorte que l'ensemble frappe par la variété de ses thèmes et la qualité de proprement encyclopédique de son information. Manganelli rappelle ainsi, par exemple, que Munch exposait ses toiles aux intempéries avant de les estimer achevées.
Au-delà, plus important encore, nous ne sommes pas en présence d'écrits de circonstance. Le point de vue développé est profondément original et devrait intéresser non seulement les lecteurs des fictions de l'auteur mais également les historiens de l'art tant l'acuité du regard de Manganelli étonne. Ainsi, des peintres français du XIXe, pensionnaires de la Villa de Médicis, attelés à copier les ruines romaines, note-t-il que leur fenêtres sont toutes géométriquement identiques et procèdent donc d'une conception ne coïncidant qu'imparfaitement avec l'objet observé dont l'usure et l'irrégularité est du même coup gommée. Traitant de Lalique, Manganelli définit le verre comme absolument soustrait à « l'évolution » en tant que matière, son « sort est d'être lui-même ou d'être brisures ». Nous pourrions multiplier les exemples d'égale pénétration, d'égale intensité critique, ici cités à titre purement indicatif. Manganelli n'imite jamais personne, ses analyses sont toujours fortement originales.
Ce regard est neuf parce qu'il déroge à l'historicisme, d'ordinaire si vivace, et bien compréhensible, dans la critique d'art à laquelle nous sommes habitués. Manganelli traite de son objet avec indifférence pour les modes du jour afin de le transporter dans une dimension anhistorique souvent archétypale. De fait une approche symbolique distingue sa réflexion. Celle-ci découle d'un point de vue sub specie aeternitatis (sous la forme de l'éternité), l'éternité du travail de l'oeuvre contemplée sur l'inconscient et la conscience du spectateur, l'éternité des résonances des matières des oeuvres prises en examen. D'où un penchant affirmé pour la « déshistorisation » du propos au profit de l'allégorie, implicite ou non, tramée par l'oeuvre, raison première de son emprise sur son public. Ce faisant, Manganelli relie (idéalement) constamment le présent à la grande chaîne imaginaire du dépôt des images accumulées au fil du temps par les civilisations artistiques connues.
Son encyclopédisme le lui permet comme il lui permet de renouveler son regard et le nôtre.