Limbes
Comme les voies du Seigneur qui nous demeurent impénétrables, celles de la création peuvent l'être aussi parfois. Ainsi de Rebecka Tollens, née à Stockolm, en 1990, que rien ne destinait somme toute à la création artistique. En effet, se destinant en premier lieu au droit international, et après une mission humanitaire au Ghana et un long voyage en Amérique du Sud, Rebecka Tollens entame une profonde conversion et se lance à Paris dans des études d'illustratrice pour entamer bientôt un parcours artistique personnel et des plus prometteurs, notamment remarqué, en 2015, avec l'exposition Viens ! à la galerie Arts Factory.
Lorsqu'on l'interroge sur sa pratique, Rebecka Tollens peut répondre : Mes dessins, comme mes rêves, viennent donc de moi tout en étant également d'ailleurs. Les mots semblent lâchés : ailleurs et rêves.
Les dessins de Rebecka Tollens ont le poids, le nombre et la texture du rêve, en effet. Il ne s'agit pourtant en aucune manière d'une interprétation de rêves (au sens freudien de Traumdeutung), mais bien d'une expérience de rêves, d'un espace occupé, travaillé, dessiné, qui permet l'incarnation de scènes de rêves dès lors que Rebecka Tollens les accompagne et les capture et disparaît dans cette capture pour leur laisser la place. Toutefois, malgré leurs caractères étonnants et presque angoissants, ces rêves ne tournent jamais aux cauchemars. Ils peuvent en posséder, c'est vrai, certaines tournures, certains accents, quelques colorations, sans cependant cesser d'être des désirs réalisés de rêves, des désirs accomplis. Ainsi, ces réalisations dessinées à la mine de plomb, en noir et blanc, laissent-ils comme remonter, à la surface, au jour (très gris), des atmosphères étranges : des extérieurs chargés d'une luminosité blafarde, livide, presque gelée (qui sont peut-être comme des rappels de la Scandinavie natale), des paysages frisant l'inquiétante étrangeté, des intérieurs où des scènes douloureuses semblent se jouer sous nos regards plus qu'impuissants.
En somme, une énergie tout onirique qui fait de chaque dessin un théâtre qui devient de manière singulière à la fois parfaitement silencieux et bruyant. Tendons l'oreille et ce n'est que silence ; puis bouchons-la et le vacarme et la torture se font entendre dans le lointain, dans ces là-bas ou ces ailleurs qui ne sont pas sans rappeler les limbes, ces territoires à peu près insituables, ces états incertains ou ces régions mal définies, où toutes ces ribambelles d'enfants qui envahissent les dessins de Rebecka Tollens semblent pencher sans fin entre mort et vie.