L'espion et le traître
On compte sur les doigts de la main les espions qui ont influé sur le cours de l’histoire. Le protagoniste du récit qu’on va lire, Oleg Gordievsky, est l’un d’entre eux
Tous ceux qui s’intéressent au monde du renseignement le savent déjà parfaitement, mais il demeure peu connu du grand public, en France en particulier.
L’Espion et le Traître permet à chacun de prendre la juste mesure de cette personnalité exceptionnelle.
Ce récit véridique qui égale et parfois dépasse en vigueur et en intensité les plus célèbres «thrillers» de John le Carré ou de Ian Fleming, s’est imposé l’an dernier en Angleterre comme la plus grande histoire d ‘espionnage de la Guerre froide.
Oleg Gordievsky, son héros, né à Moscou en 1938, vit aujourd’hui sous la protection des autorités britanniques avec un nom d’emprunt, dans le plus strict incognito. On comprendra aisément pourquoi au vu de son parcours.
Né dans une famille qui a fourni au KGB quelques-uns de ses plus fidèles serviteurs, il passe avec succès les épreuves qui donnent accès au prestigieux service secret soviétique. Une brillante carrière s’ouvre devant lui, celle, précisément, qui portera au sommet du pouvoir l’un de ses cadets, Vladimir Poutine (qu’il croisera d’ailleurs à ses débuts).
Mais la construction du mur de Berlin, les événements de Tchécoslovaquie, les tensions qui commencent à miner le monde soviétique lui inspirent quelques doutes sur la nature du régime dont son père et son frère aîné ont fait un modèle idéal. L’«Occident» l’intrique et l’attire.
À la faveur de ses premières affectations, dans les pays scandinaves, il ne tardera pas à entrevoir quelques-unes de ces réalités que la Pravda cache à ses lecteurs. Un pas de plus, et il prêtera une oreille attentive sinon complaisante aux propos engageants de quelques représentants des services secrets de Sa Majesté, le fameux MI6.
Il servira bientôt deux Maîtres: le faux, celui de Moscou, et le vrai, celui de Londres.
Son «Retournement» devient effectif au début des années 70. Dès lors, il ne cessera de procurer aux Anglais les renseignements les plus précieux sur le fonctionnement du KGB, sur l’état d’esprit des dirigeants soviétiques et sur les réseaux qu’ils entretiennent en Occident. En contrepartie, Londres lui fournira – avec mesure mais avec discernement – les informations qui peuvent le faire valoir auprès de sa hiérarchie.
Gordievsky parvient à maîtriser à la perfection les règles, mortelles pour les maladroits, de ce double jeu. Il parvient à un rang éminent au sein de l’ambassade d’URSS à Londres.
Jusqu’au jour où le KGB commence à être intrigué par les expulsions en rafales de ses «diplomates» , par les mésaventures de ses «compagnons de route» et par les hécatombes qui déciment ses réseaux. C’est un agent américain à leur solde, Aldrich Ames, qui, sans identifier immédiatement Gordievsky – car les Anglais n’ont jamais témoigné d’une confiance immodérée pour la CIA –, les mettra sur la piste de la taupe londonienne.
Rappelé à Moscou sous le prétexte d’une fallacieuse promotion, Gordievsky comprend que la partie est pour lui fort mal engagée. Il sait ce qui l’attend sans doute en guise de promotion : quelques séances de torture conclues par une balle dans la nuque. Il décide néanmoins d’affronter le Minotaure, parfaitement conscient de s’engager dans un voyage probablement sans retour.
Les Britanniques, reconnaissant leur dette à son égard, tiennent à sa disposition un plan d’évasion. Ce sera l’opération Pimlico, dont les chances de succès paraissent infimes : semer en plein Moscou les limiers du KGB, gagner un hypothétique refuge au nord de Leningrad, être « repêché » par un diplomate britannique et passer la frontière russo-finlandaise dans le coffre arrière de sa voiture. À première vue, c’est un défi au bon sens .
C’est le récit haletant de cet extravagant plan d’évasion qui occupe les derniers chapitres. Aucun bookmaker n’aurait misé un penny sur le succès de l’opération Pimlico. Et pourtant elle réussira.
Passé à l’Ouest, Gordievsky deviendra, en matière de relations avec la Russie soviétique, l’un des plus précieux conseillers de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan.
L’intérêt de ce livre ne réside pas simplement dans la narration parfaitement maîtrisée de quelques épisodes spectaculaires.
Il nous fait vivre la réalité de ce « métier » environné de fantasmes mais aussi et surtout il nous fait pénétrer dans les coulisses les plus reculées de la vie diplomatique, là où se décide le sort de la Paix et de la Guerre.