Bête de cirque. Sarajevo (1995-2010)

Auteur : Tiphaine Samoyault
Editeur : Le Seuil

Le récit commence en décembre 1995 à Sarajevo et s'achève en décembre 2010 lorsqu'après 15 ans d'absence, la narratrice revient pour la première fois dans la capitale bosniaque. Ce retour est l'occasion pour elle de réfléchir à ses engagements et désengagements. Ce récit de sa guerre est aussi le livre des hontes éprouvées dans sa vie.

16,00 €
Parution : Février 2013
160 pages
ISBN : 978-2-0210-9826-6
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Extrait

Lorsque j'ai accepté d'enseigner à Sarajevo pendant la guerre, ce n'était pas par générosité ou don de soi. Plutôt une sorte d'excès par quoi je me définissais et où je pensais que je finirais par me perdre ou mieux m'aimer.

J'ai pris un avion militaire, un Hercule, qui partait de la base de Saran, près d'Orléans. Jean-Louis m'avait accompagnée. Il fallait y être à cinq heures du matin. Nous avions pris une chambre dans un hôtel Mercure où bien sûr nous avons fait l'amour, avec le goût spécial que lui donne une séparation imminente qui peut être assez longue. Je ne dormais pas. Nous avons pris un café sur la base puis il est reparti. Je me souviens du bruit à l'intérieur de l'avion qui n'était pas insonorisé et où nous étions assis perpendiculairement par rapport à l'habitude, dans le sens du fuselage. Nous avons atterri à Split où je ne sais pourquoi il a fallu dormir. Minuscule chambre que je dirais militaire même si mes références étaient plutôt celles de l'internat ou du monastère, qui donnait directement sur le tarmac. J'apprenais le mot tarmac. Avant je disais la piste.
On m'avait mis un gilet pare-balles et un casque bleu. À l'intérieur de l'avion, on pouvait retirer le casque, mais il fallait le porter au décollage et à l'atterrissage. Il fallait se montrer avec. C'était le début de ma honte : me donner en spectacle. Je comprends tous ceux qui ont trouvé cela ridicule. Il y a toujours quelque chose de ridicule à vouloir être ce que l'on n'est pas, même si l'on ne sait pas qui l'on est. Il y a quelque chose de ridicule à vouloir faire la guerre quand on ne risque que moyennement sa vie. À vouloir perdre quand on ne perd qu'à moitié. C'est un peu ce que j'ai toujours été et que peut-être je suis encore, au mitan de toute chose.
À arrivée, nous étions confiés à des camions de la Forpronu. L'aéroport de Sarajevo ne voyait pas atterrir d'avion civil depuis près de trois ans. Ariane Mnouchkine - je la revois assise à une petite table à l'aéroport mais ça me semble tellement improbable que je pense l'avoir inventé -donnait des indications à un type dont j'ai oublié le nom mais qui dirigeait le théâtre de Caen et qui voulait monter du Beckett à Sarajevo. Elle repartait en France en laissant là une part d'elle-même et des indications. Je redevenais seule à l'instant. On m'expliquait les choses, l'eau deux heures par jour, les coupures d'électricité, que beaucoup de gens avaient quitté la ville, le couvre-feu, qu'il fallait faire attention aux trous dans le sol. Le froid rendait tout plus difficile. Presque tous les carreaux avaient été soufflés, remplacés pour certains par des plastiques et du carton. L'université était presque déserte. Ses bâtiments donnaient sur la Miljacka et à ses fenêtres aussi des carreaux manquaient. J'avais entre dix et quinze étudiantes. (...)

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