L'Enfant des tempêtes
Charente-Maritime, quelques jours avant Noël. Le cœur de Mathieu, douze ans, n’est pas à la fête.
Incapable de supporter leur domicile et la présence de la famille après la mort de son mari, sa mère a décidé de se réfugier dans leur maison de vacances sur l’île d’Oléron. Tous deux s’y retrouvent pour une semaine, face à l’océan sous l’hiver, entre culpabilité et deuil. Dans l’espoir d’endormir sa peine et son incompréhension du monde des adultes, Mathieu s’échappe de la maison dès qu’il le peut et rencontre Corentin, un garçon de son âge. Jour après jour, les deux garçons explorent la plage, les blockhaus en décrépitude et les limites de leur courage.
Mais bientôt Corentin pousse Mathieu à des expériences plus extrêmes et le ciel se fait de plus en plus noir. Tandis qu’une tempête sans précédent approche des côtes françaises, une autre monte en lui, bien décidée à balayer son enfance.
Et comment peut-on affronter l’obscurité, quand on a douze ans ?
Mélanie Guyard est professeur de biologie en région parisienne. Elle a publié sous le pseudonyme d'Andoryss une dizaine de bandes dessinées (aux éditions Delcourt) et plusieurs romans jeunesse. Les Âmes silencieuses, son premier roman en littérature adulte, lui a permis de conquérir un large lectorat.
Extrait
Ils ont détruit le Krokodil.
Bien sûr, les hivers et les tempêtes l’avaient fracassé sur le sable, à la frange des vagues, là où les embruns le nourrissaient de larmes salées. La lente chute en direc- tion de la plage avait sapé ses fondations et fissuré les lourds murs de béton. Le sol s’était enfui sous sa base, l’écrasant davantage, réduisant à rien ses efforts pour rejoindre les premières écumes. Krokodil n’aura jamais atteint l’océan. Xynthia a fini le travail que Martin avait commencé dix ans auparavant.
Ils ont dit que le Krokodil était devenu dangereux, avec son amas de béton brisé affleurant sous le sable et les marées. Qu’il ne pouvait pas rester là, parce que ce témoin en décomposition d’une guerre depuis long- temps achevée mettait en danger les vacanciers. Rien ne le rattachait plus au présent, à part quelques tags à Il y a longtemps que je ne suis pas retourné dans l’île. Il y a longtemps que je n’ai pas pensé à elle. Mais quand ma mère m’a appelé pour me dire qu’ils avaient détruit le Krokodil, j’ai tout de même gravi mentalement la dune, à la recherche du souffle de l’océan et du sel, et je me suis dressé là, face aux vents de l’orage, pour contempler dans le flanc du sable les deux masses cen- drées des blockhaus jumeaux. Kondor devant, Krokodil en retrait, sa carcasse ensablée. Ils sont toujours entiers, dans l’écrin de mes souvenirs, où ils ne cesseront jamais d’affronter le couchant.
Ils ont détruit le Krokodil, et ils ont réveillé dans mon esprit ensommeillé la mémoire d’un entre-deux que j’avais enfoui au fond de moi. Là, en bas, tout est froid et anesthésié, tout est bleu et apaisé. Je ne suis pas étonné que le Krokodil ait cheminé pour rejoindre cet engloutissement silencieux. Il n’y est pas parvenu, pourtant. Moi, j’ai retrouvé la surface et l’air écorchant mes poumons. Je me souviens en être sorti vivant.
Les années ont passé, depuis le Krokodil. Elles ont changé les choses, moi comme le reste, je suppose. La ville est mon domaine ; les études, mon quotidien. Cette année, j’ai commencé mon internat. Les patients occupent mes journées et mes nuits ; les gardes se suc- cèdent. L’île est loin derrière moi, et celle dont je me souviens n’existe pas. En m’y rendant aujourd’hui, j’en trouverais une autre, dont la temporalité m’échappe, et dont le cœur m’est étranger. L’île que je garde au creux de moi, je n’y retournerai jamais, mais un petit garçon y restera pour l’éternité.
Ils ont détruit le Krokodil. Kondor est seul, aban- donné. Imaginer sa silhouette solitaire sur le sable me donne envie de pleurer. C’est là-bas que tout s’est joué, dans le froid et l’hiver, dans la bruine glacée. Je me demande où se trouve Corentin, désormais.