Jours anciens
«En avançant dans notre obscur voyage», comme dit le vers de Lamartine, le temps transforme nos paysages familiers, si bien qu’à la longue on finit par se demander ce qui reste de nos jours anciens. Le vent des années siffle sur nos vies. Tout change, tout se métamorphose et nos souvenirs en miettes deviennent les traces d’un autre monde. C’est cet écart entre aujourd’hui et le monde d’hier que j’ai voulu franchir.
Ce livre s’ouvre sur une époque quasi oubliée, comme un village submergé par la construction d’un barrage. Je ne relate pas mes jeunes années dans l’illusion d’un paradis perdu. Je ne veux donner ici ni à admirer un autrefois qui n’est plus ni à en réprouver les travers.
J’invite simplement à la découverte d’un passé disparu mais qui nous parle encore.
Le temps de mon enfance et de mon adolescence c’est celui de l’après-guerre et de la IVe République, les années précédant tout juste les «Trente Glorieuses». Des fils qui traversent ce récit on pourrait retenir la méritocratie scolaire et le rayonnement de l’héritage républicain, des mœurs surannées, la prégnance encore de la religion, l’optimisme et l’énergie d’une génération issue de la Seconde Guerre mondiale et, pour moi, une précoce passion politique.
Sans vouloir rien démontrer, j’ai raclé mon violon sur mes photos sépia.
Extrait
Il m’arrive de musarder à la Foire de Chatou. C’est chaque année une petite fête que ce marché aux puces : « Antiquités, Brocante, Art du XXe siècle, Galerie d’art, Produits du terroir ». Ici, dans ces allées où nous errons, en quête d’une lampe ou de vieux rideaux, le passé nous saisit d’une certaine manière. Ce n’est pas la grande histoire et ses dates éclatantes, celles des batailles et des révolutions, mais l’humble histoire des vies ordinaires, des actes quotidiens, des modes qui passent, fugitives, telles que les vieux almanachs et les calendriers des postes en restituent les jours et les parfums.
Ce n’est pas non plus le passé de nos manuels, l’histoire classée, organisée, balisée par la chronologie. Nous sommes, dès notre arrivée sur les lieux, plongés dans un chaos d’objets hétéroclites, un caravansérail de choses, un rassemblement de témoignages en fer, en bois, en étain, en plomb, en cuivre, en acier, en verre, en coton, en lin, en toile de jute..., dans une bigarrure involontaire, un enchevêtrement de « vieilleries », vases, meubles, jouets, panneaux publicitaires, un fouillis de cartes postales jaunies, le micmac des vaches maigres et des vaches grasses, le méli-mélo des heures de gloire familiales et des avis d’huissiers... Dans ce vaste magasin de reliques familières ou étranges, nous tombons sans le savoir sur les restes des drames intimes, des héritages sans gloire, des divorces douloureux, des décès prématurés, des solitudes innommées... Nous soupesons des fragments de vie, nous marchandons des loques d’existence, nous achetons une pendule qui a rythmé la vie de plusieurs générations d’une famille à jamais disparue.
Les repères nous viennent des journaux, des revues, des dates qu’elles portent, des photos, qui figent une actualité fugitive. Ces photos nous immergent dans une certaine France d’autrefois. Celle que j’évoque dans ce livre recouvre le milieu du XXe siècle. Les anciens magazines nous le restituent en autant d’images : des foules qu’on harangue, des grèves annonciatrices de lendemains qui chantent, un vieux notable communiste, Marcel Cachin, et sa moustache gauloise, les bras en V du général de Gaulle, les chapeaux mous de l’après-guerre, des visages burinés de paysans, des artisans penchés sur leur ouvrage, des protes d’imprimerie, des ouvriers en révolte...
Les signes disparates d’un passé dont nous ne ferons jamais table rase tant que nous vivrons, c’est l’objet des pages qui suivent, mon propre marché aux puces.
Chacun de nous est issu d’un certain milieu, d’une famille ou de la DDASS, enfant choyé, enfant maltraité, enfant abandonné : nous sommes tous les héritiers de notre enfance. La mienne fut plutôt heureuse, ce fut la chance de ma vie. Petit dernier, survenu en sixième position neuf ans après ma sœur Geneviève, je suis né en 1937, je fais partie de la génération des « classes creuses » résultant d’une pyramide des âges mutilée par la Grande Guerre. J’ai vu mourir en l’espace de huit mois (octobre 1944 - juin 1945) mon frère aîné Marcel et mon père Gaston Winock, tous les deux frappés par la tuberculose. Ce double deuil est assurément à l’origine de l’aversion que j’éprouve aujourd’hui à l’endroit des chantres de la décadence. Il fut un temps où, entre autres calamités, on mourait encore en France de tuberculose à vingt-deux ans ou à quarante-neuf ans, comme les miens. C’est pour moi une référence cardinale. Le reste de la famille a survécu. J’ai eu cette chance dont mes frères et sœurs, nés trop tôt, ont été privés : faire des études. C’est aussi l’histoire que je raconte ici, à la fois singulière et typique d’un autre temps.
Mon livre s’ouvre donc sur un paysage anéanti, comme un village submergé par la construction d’un barrage. Je l’ai écrit sans aucun goût pour la nostalgie. Je ne relate pas mes jeunes années dans l’illusion d’un paradis perdu. Je ne veux donner ici ni à admirer un temps qui n’est plus ni à l’abhorrer. J’invite simplement mon lecteur plus jeune que moi à la découverte d’une époque et d’un monde disparus. «Je me souviens des jours anciens et je pleure », écrit Verlaine. Moi, je me souviens des jours anciens mais, contrairement au poète, je ne pleure pas.