Baisers de cinéma

Prix Fémina 2007
Auteur : Eric Fottorino
Editeur : Gallimard

Brillant avocat, Gilles Hector a pour père un talentueux éclairagiste de cinéma, un magicien de la lumière, un prince du noir et blanc. À sa mort, il laisse à son fils des dizaines et des dizaines de photos et de bouts d'essais d'actrices. L'une d'elles est la mère de Gilles, mais son père ne lui a pas dit laquelle...
Gilles Hector va alors se mettre à hanter les salles de cinéma, à éplucher les génériques d'époque, sans pour autant savoir s'il a vraiment envie de retrouver cette mère inconnue. Un jour, aux 3 Luxembourg, quand la projection s'achève, il découvre que sa voisine semble tout droit sortir d'un film.
Une histoire passionné ne tarde pas à naître entre eux, bien qu'elle soit mariée et mère d'un enfant - mais, pour elle, « les questions sont plus importantes que les réponses », alors pourquoi chercher à comprendre ?
Étrangement, Gilles trouve dans cette liaison un motif d'accélérer ses recherches. Un jour, aux studios de la Victorine, à Nice, il découvre toute une série de bouts d'essais qui sont autant d'indices concordants sur l'identité de sa mère...
Belle réflexion sur la lumière qui permet de voir au-delà des apparences, de faire surgir d'un visage ce qui n'apparaît pas au premier coup d'oeil, Baisers de cinéma se lit comme un roman policier. Pour se terminer sur un certain happy end, où le héros se retrouve en bonne compagnie pour enfin commencer à vivre.

14,75 €
Parution : Août 2007
192 pages
ISBN : 978-2-0707-8584-1
Fiche consultée 17 fois

Extrait

Le refuge de mon père était un grand studio avec du parquet flottant, des murs blancs et nus, une large poutre crevassée en son milieu qui traversait le plafond. Une porte donnait sur une minuscule cuisine, une autre sur la salle d’eau. Par la fenêtre, on apercevait la Seine et les arches de Notre-Dame. Au dessus du canapé-lit était cloué un crucifix avec son Jésus-triste, comme l’appelait mon père. Il avait passé là les derniers mois de sa vie, entre deux séjours à l’hôpital. « Je rentre dans ma tanière », m’annonçait-il au téléphone, quand il faussait compagnie à ses médecins pour regagner l’île Saint-Louis.
Mon père refusait que je lui rende visite à Villejuif. J’ai respecté ce souhait qui était peut-être une coquetterie. À force de photographier les comédiennes, d’éclairer leur bon profil et d’arranger ce qu’il appelait les visages difficiles, il avait dû penser qu’à son tour il était en droit de ne se montrer qu’à son avantage. La veille d’entamer ses séances de rayons, il s’était rendu au Studio Harcourt où il comptait nombre d’amis. Il s’était laissé tirer le portrait, un noir et blanc irréprochable dans une lumière douce. Il n’aurait pas fait mieux s’il s’était placé lui-même derrière l’objectif. « Le traitement va m’abîmer. Autant saisir une dernière fois la bête intacte », m’avait-il lancé comme en s’excusant, un jour que j’avais découvert un de ces tirages sur son bureau. Je m’étais abstenu d’y toucher. Il resta longtemps parmi toutes ces comédiennes que mon père semblait avoir créées.
Peu après sa disparition, j’étais allé chez lui un soir rue Budé, puis je m’étais posté à la fenêtre. Je voulais voir ce qu’il voyait quand la mort lui laissait une permission de sortie. Avec la nuit, le quai d’Orléans était bondé de Japonais, d’Américains en goguette, de ces familles très blondes que la Scandinavie envoie à Paris, au printemps. Plus tard s’étaient insinuées les silhouettes en perfecto des films de Melville, les solitaires, les loups de rencontre. Des bateaux-mouches remuaient l’eau de la Seine et projetaient sur les façades la lueur violente de leurs halogènes. J’entendais par bribes les commentaires enregistrés en plusieurs langues, « sur votre gauche l’île Saint-Louis », « a sinistra… ».
On ne se comprenait pas, mon père et moi. Je ne faisais pas beaucoup d’efforts. L’été de mes seize ans, j’avais trouvé un travail saisonnier dans un cinéma du Quartier latin. Il s’agissait de colorier en rouge vif les lèvres de Marilyn sur des dizaines de clichés anciens. Le gérant voulait afficher ces images dans tout l’arrondissement et même jusqu’aux Champs-Élysées pour annoncer la reprise de Certains l’aiment chaud dans sa petite salle de la rue des Écoles. Je revois l’expression désolée de mon père lorsque je lui avais dit à quoi j’occupais mes journées. Je croyais qu’il aurait été heureux que je travaille dans sa partie. Il m’aurait transmis son savoir et ses astuces, des choses apprises de l’existence qu’il m’aurait données l’air de rien, comme en contrebande, dans les coulisses de la vie. Mais que le fils de Jean Hector, le prince du noir et blanc, fût payé pour repeindre dans des tons criards les lèvres de Marilyn… Je n’avais pas mesuré l’étendue de ma provocation. Il fallut ce moment passé chez lui, au milieu de son œuvre silencieuse, pour que j’en prenne douloureusement conscience.

Informations sur le livre