La colonelle
«Je suis née en un temps de haine.
Je suis devenue femme en un temps de haine et de vengeance.»
Une nuit, une vie. Désormais une femme âgée, la Colonelle se souvient de sa propre histoire au cours d’une nuit. Son père et son milieu ont fait d’elle une jeune fille impliquée dans les cercles nationalistes ; son mari, le Colonel, a fait d’elle une nazie fi nlandaise. Il avait trente ans de plus qu’elle et, très vite, leur relation et leur mariage ont été marqués par la passion et la violence.
Avec La Colonelle, Rosa Liksom livre le portrait d’une femme complexe, à la fois libérée sexuellement et ouverte aux tendances les plus autoritaires, à la fois soumise à son mari et sujette à de véritables extases dans la nature. Dans un style âpre et lumineux, c’est l’histoire d’une femme qui, très tôt, a perdu le contrôle de son avenir. C’est le destin d’une femme emblématique de l’histoire de la Finlande, pays forcé de combattre à la fois la Russie et le Troisième Reich. Que peut-on pardonner? Et combien de fois peut-on recommencer sa vie?
Extrait
De la rive tourbeuse d’un grand lac montent les gémissements des madriers d’un grenier à poisson et le grincement de la barque en bois qui y est appuyée, renversée, tandis que du côté du petit village se dressent les silhouettes de maisons obscures aux habitants endormis. Un rideau bouge, laissant filtrer un faible rai de lumière. Quelqu’un, sous un édredon fleuri, se retourne, un autre, plongé dans un profond sommeil, se gratte le mollet, sur une taie d’oreiller blanche, de la bave coule d’une bouche restée ouverte, ailleurs un dormeur au sommeil léger se réveille en sursaut puis se rendort, un autre ronfle par intermittence, un autre encore s’assied sur le bord de son lit, rallume un reste de cigarette et, après l’avoir fumé, pose un instant ses fesses sur un pot de chambre émaillé, les yeux clos, puis le glisse sous le lit, se recouche sur sa paillasse et retourne avec un soupir à d’agréables rêves.
Seule une modeste lumière palpite à une fenêtre, à la lisière du village. C’est là qu’habite la Colonelle. Vue du lac, la maison semble tenir à la fois du chalet suisse et de la cabane à toit de tourbe. Elle est haute de deux étages, et ses vieux murs en bois sont gorgés d’eau.
Dans la profonde obscurité de la nuit, le froid s’insinue dans la salle par les interstices des madriers et les fentes du plancher. La Colonelle glisse la main sous sa tunique en peau de renne, resserre, dessous, la ceinture du vieux peignoir déchiré du Colonel, jette un coup d’œil à ses mi-bas en poil de chameau et aux bottines en peau de renne qui gardent ses pieds au chaud quand il gèle dehors, et se dirige d’un pas chancelant vers la cheminée.
Elle dispose sur l’âtre des bûches de bouleau rentrées par Tuomas.
Le feu prend à la sixième allumette. Le ronflement de la flambée de bois sec s’engouffre dans le conduit et se condense en une dalle blanche dans le ciel d’hiver.