Villa Chagrin

Auteur : Gail Godwin
Editeur : Joëlle Losfeld
Sélection Rue des Livres

Marcus a onze ans quand sa mère meurt dans un accident de voiture. On l'envoie vivre dans la maison en bord de mer de sa grand-tante Charlotte, sur une petite île de Caroline du Sud. Artiste peintre, Charlotte mène une vie solitaire et singulière, passant de longues heures dans son atelier en compagnie de bouteilles de vin qu'elle commande par cartons. Arrivé chez elle en juin, Marcus a tout l'été à occuper avant la rentrée, qui l'inquiète beaucoup : sensible et peu sûr de lui, il redoute la compagnie des enfants de son âge. Il lui préfère de loin celle du fantôme de la Villa Chagrin - une maison qui tombe en ruine tout au nord de l'île et inspire de nombreuses toiles à Tante Charlotte.
Elle doit son nom (« Grief Cottage » en anglais) à l'incendie survenu des années auparavant lors de l'ouragan Hazel, et la disparition de la famille qui l'habitait alors. La présence que Marcus perçoit dans la maison, dont il croit même une fois discerner la silhouette, serait donc celle du fils disparu. C'est le début de sa fascination pour la Villa Chagrin et ce, ou plutôt celui, qui la hante : une relation ambiguë se noue entre lui et l'adolescent, dont on ne saura jamais vraiment s'il est fantôme, fantasme, présence surnaturelle ou imaginaire. À travers lui ce sont ses propres tourments que Marcus doit affronter : la perte de sa mère, l'absence d'un père qu'il n'a jamais connu et la lourdeur d'un passé qu'il ne cesse d'interroger. Mais c'est aussi avec douceur que l'été se déroule, entre escapades sur la plage, visites à la Villa Chagrin et discussions avec sa grand-tante, heureuse, derrière son air taciturne, de partager avec lui sa maison, ses souvenirs et les particularités des peintres qu'elle aime.
Un été lent, ponctué par le rythme des marées, avec en toile de fond l'importance des silences et la délicatesse des relations qui naissent, du deuil qui se fait, de l'enfance qui passe.

Traduction : Marie-Héléne Dumas
19,00 €
Parution : Mars 2020
336 pages
ISBN : 978-2-0728-0137-2
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Extrait

Il était une fois un garçon qui perdit sa mère. Il avait onze ans, cinq mois, quatre jours – et il ne saurait jamais combien d’heures et de minutes. Les agents étaient venus à l’appartement vers minuit, mais l’accident s’était déroulé plus tôt. Une part de lui croyait que si, au moment exact où c’était arrivé, il avait su que sa voiture avait glissé sur une plaque de verglas et fait des tonneaux jusqu’au quai, il aurait pu lui envoyer la force de tenir. S’il te plaît, Maman, tu es tout ce que j’ai. Et elle l’aurait entendu et elle aurait tenu. Elle était sortie leur acheter une pizza. Ils allaient regarder un de leurs vieux films préférés à la télé, celui où Alec Guinness et sa bande de voleurs se font passer pour des musiciens. Ils louent une chambre chez une vieille dame charmante, ferment la porte, mettent un quatuor à cordes sur le gramophone et elle ne se rend compte de rien. Avant la fin du film, elle les aide à transporter leur butin et ne se rend toujours compte de rien. L’acteur principal représentait quelque chose de spécial pour la femme et son fils car ils avaient lu quelque part que, sa mère ayant refusé de le lui dire, Alec Guinness n’avait jamais su qui était son père, ce qui ne l’avait pas empêché de devenir célèbre.
Tante Charlotte était la tante de ma mère, ce qui en faisait ma grand-tante. Avant d’aller vivre sur son île je ne connaissais d’elle que les histoires qu’on racontait. Et ce n’était pas grand-chose. Elle avait quitté tôt la maison de ses parents, s’était mariée plusieurs fois et était ensuite allée vivre seule sur une île. Puis elle s’était mise à peindre et elle était devenue une artiste locale renommée. Elle n’était pas une grande épistolière, mais chaque fois que Maman lui écrivait, elle répondait avec une carte postale d’un de ses tableaux. Elle n’oubliait jamais d’y mentionner mon nom. Maman aimantait les cartes à la porte du réfrigérateur, nuages d’orage planant au-dessus des vagues, lumière orangée qui éclairait la houle, ruine lugubre d’une vieille maison de bord de mer. Elles avaient des titres, «La tempête s’approche», «Tranquillité du crépuscule», «Villa abandonnée». Feu ma grand-mère l’appelait «Charlotte la folle» ou «Ma petite sœur bohème ». Elle signait ses toiles Charlotte Lee. « C’est peut-être le nom d’un de ses maris, disait Maman, à moins qu’elle ne l’ait tout simplement choisi. »
Je ne suis arrivé sur l’île de Tante Charlotte qu’à la fin du printemps. Les rouages administratifs ont d’abord dû être actionnés. La première nuit, une femme des services sociaux est restée avec moi et m’a aidé à faire mes valises. Elle m’a demandé qui était mon parent le plus proche et je lui ai montré l’assurance-vie de Maman. Elle a dit: «Il faut qu’on te trouve vite un tuteur ad litem. C’est quelqu’un qui parlera en ton nom devant le juge. » Je lui ai demandé quel juge : « Celui qui décidera qui deviendra ton tuteur définitif et comment ton argent sera géré.» Je lui ai demandé quel argent: «Celui de cette assurance-vie.» Tout ce qui restait dans l’appartement a été stocké et on m’a envoyé dans une famille d’accueil chez qui j’ai terminé ma cinquième. J’avais sauté la sixième, et j’avais un an d’avance. Le garçon avec qui je partageais ma chambre dans la famille d’accueil avait eu le côté gauche du visage écrabouillé par son beau-père pendant que sa mère était au travail. Quand on ne voyait que son profil droit, tout avait l’air normal, mais de face ou du côté gauche, son autre joue semblait avoir fondu. Plusieurs opérations de chirurgie esthétique allaient être nécessaires. La nuit, je l’entendais se branler sous les draps.
J’aimais bien mon tuteur ad litem, William. C’est lui qui m’a emmené voir Maman à la morgue de l’hôpital et qui m’a aidé pour l’enterrement. William était si grand qu’il devait se baisser pour passer sous les portes et il avait une barbe noire bien fournie. Malgré son crâne chauve et luisant, il aurait pu être la doublure d’Abe Lincoln. Il avait grandi dans les montagnes, à l’ouest de la Caroline du Nord, et il avait un accent nasillard si prononcé qu’il donnait l’impression de se moquer de lui-même.
Les parents d’accueil nous faisaient étudier la Bible tous les soirs. Ils appelaient ça «Réunion parabole» et mettaient les enfants en compétition. Même les plus petits pouvaient citer des chapitres et des versets de l’Évangile et je suis vite devenu un as en la matière. J’apprenais vite et j’aimais le défi intellectuel. Maman et moi lisions tour à tour la Bible du roi Jacques à haute voix car elle voulait que je devienne familier de sa langue et de ce qu’elle racontait. Nous nous en servions parfois comme augure en l’ouvrant au hasard pour décider de ce que nous devions faire à propos de tel ou tel problème. Mais son contenu ne l’emportait pas sur tout le reste de la vie comme chez les parents d’accueil.
Puis un jour on m’a dit de faire mes valises. Mon sort avait été légalement décidé et j’allais prendre l’avion pour la première fois et me rendre chez ma grand-tante, dans sa maison du bord de la mer en Caroline du Sud. «Tu es un veinard, Marcus», a dit la maman d’accueil. William est resté avec moi jusqu’à ce qu’on m’accroche une étiquette sous plastique autour du cou et qu’un steward m’emmène à bord. «Longue vie et prospérité», tels furent les derniers mots que William m’adressa, et nous échangeâmes le salut vulcain de Star Trek.
Tante Charlotte attendait derrière la barrière de sécurité, une dame très mince, en pantalon blanc, large chemise blanche, sandales marron éraflées. Elle avait des traits sévères et anguleux, une coupe de cheveux masculine et austère. Je trouvai qu’elle paraissait plus que ses cinquante-sept ans. Bien qu’elle eût six ans de moins que ma grand-mère, une dame coiffée à la mode à qui Maman et moi avions rendu visite plusieurs fois, elle semblait appartenir à la génération précédente. Le steward qui m’avait accompagné vérifia ses papiers. Puis il me confia à elle et nous souhaita bonne chance. Je m’étais préparé à une effusion théâtrale comme celles de la mère de la famille d’accueil ou à un étalage de sentimentalisme avunculaire, mais elle se contenta de me serrer fermement la main en disant « Eh bien Marcus, nous y voilà ».
Pendant que nous attendions mes valises devant le tapis roulant, elle m’annonça que mes « cartons » étaient arrivés et avaient été stockés dans son garage, où je pourrais les vider dès que je me sentirais prêt. Il m’a fallu un moment pour comprendre qu’elle parlait des affaires que nous avions dans l’appartement.
Nous sommes sortis dans la chaleur suffocante et elle m’a laissé charger mes bagages dans le coffre de sa vieille Mercedes. Les sièges en cuir étaient brûlants, mais elle a dit qu’ils allaient vite se rafraîchir. Elle n’était pas bavarde. « Tu as faim ? Tu aimes les crevettes?Onvaallerdansunendroitoùilst’enserventàvolonté.»
C’étaient de toutes petites crevettes entourées de pâte à frire et j’en ai repris deux fois. Il y avait aussi de ces beignets sucrés qu’on appelle hush puppies. Tante Charlotte a picoré sa salade et bu deux verres de vin rouge. La serveuse n’arrêtait pas de m’encourager à retourner remplir mon assiette. Elle s’appelait Donna, son nom était cousu sur son uniforme, et elle souriait souvent. Elle parlait sur un ton taquin et affectueux qui me rappelait un peu Maman et si je me suis servi une troisième fois c’était surtout pour qu’elle sourie encore. Tante Charlotte n’avait pas souri une seule fois. En repensant à cette première rencontre, je comprends maintenant qu’elle devait avoir autant d’appréhension que moi. Je ne pense pas non plus avoir souri ce jour-là.

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