Milkman
Bien que Milkman soit un récit entièrement dénué de noms propres où les individus, les lieux, les pays, les religions... sont désignés par des périphrases, on comprend que l'intrigue se déroule en Irlande dans les années 1970, soit en plein conflit nord-irlandais. La narratrice, une jeune femme de 18 ans appelée « middle sister » (soeur cadette), évolue dans un environnement troublé et violent, où tous les aspects du quotidien sont envahis par l'opposition entre deux communautés : les nationalistes catholiques - dont elle fait partie - et les unionistes protestants. Malgré ses tentatives de fuir à travers ses lectures ce climat de conformité imposée et de délation, une rumeur la concernant voit le jour : elle aurait une relation avec « the milkman » (le laitier), de vingt-trois ans son aîné, qui, contrairement à ce que son nom indique, n'est pas un laitier mais un paramilitaire nationaliste. En réalité, le laitier la suit, l'espionne, la harcèle, et le véritable amant de la narratrice est un réparateur de voitures qu'elle appelle « maybe-boyfriend » (peut-être-petit-ami). Mais la rumeur enfle jusqu'à lui attirer les foudres de sa propre famille et le laitier en vient à la menacer de faire tuer peut-être-petit-ami dans un attentat à la voiture piégée si elle continue à le voir.
L'entourage de soeur cadette ne lui est d'aucun secours : sa mère ne la croit pas et son amie de longue date la considère responsable de ce qui lui arrive. Seul le véritable laitier du quartier se montre bienveillant envers elle et lui conseille de demander de l'aide à un groupe féministe, mais sa proposition est écartée, les féministes étant elles-mêmes victimes de persécutions. La narratrice est libérée du poids du harcèlement quand elle apprend que le laitier a été tué. Le même jour, « Somebody McSomebody » (Machin McTruc), un prétendant furieux d'avoir été éconduit, braque une arme à feu sur elle dans les toilettes d'un club, avant d'être désarmé et battu par d'autres femmes. Soeur cadette retrouve alors une paix relative, dans un contexte politique toujours aussi perturbé.
Extrait
Le jour où Machin McMachin a posé son flingue sur ma poitrine, m’a traitée de vipère et a menacé de m’abattre, c’est le jour où le laitier est mort. Il s’était fait descendre par l’un des commandos de l’État et peu m’importait, à moi, l’exécution de cet homme. À d’autres cependant l’événement importait, y compris à certains de ceux qui, selon l’expression consacrée, me connaissaient «rien que de vue», et on parlait de moi en raison d’une rumeur qu’eux-mêmes avaient lancée, ou plus vraisemblablement premier beau-frère, comme quoi j’avais une liaison avec ce laitier, moi qui avais dix-huit ans quand lui en comptait quarante et un. Son âge, je le connaissais, pas parce que après sa mort les médias l’ont donné, mais parce que même avant on en parlait déjà, de tout ça, des mois déjà avant qu’on ne l’abatte, les gens qui propageaient cette rumeur en parlaient, quarante et un ans, dix-huit ans, c’était répugnant, vingt-trois ans d’écart, répugnant, lui était un homme marié, mais il ne se ferait pas avoir par moi, car il y avait comme ça une foule de personnes discrètes, invisibles, qu’il fallait bien garder à l’œil. Et puis aussi c’était de ma faute, semblait-il, cette liaison avec le laitier. Mais moi je n’avais pas de liaison avec le laitier. Le laitier, je ne l’aimais pas et il m’avait fait peur, m’avait perturbée, à force de me poursuivre de ses assiduités. Premier beau-frère, je ne l’aimais pas non plus. Tout à ses pulsions il inventait des histoires sur la vie sexuelle des gens. Sur ma vie sexuelle à moi. Quand j’étais plus jeune, quand j’avais douze ans, il a fait son apparition sous le coup de la déception, alors que sœur aînée venait de plaquer son petit ami de longue date qui l’avait trompée, et ce nouveau venu l’a mise enceinte et ils se sont mariés sur-le-champ. Il m’a fait des remarques salaces du moment même où il m’a vue – sur ma choune, ma marmotte, mon vallon, mon bénitier, ma confiote, ma contrariance, ma monosyllable –, et il employait des mots, sexuels, ces mots, que je ne comprenais pas. Il voyait bien que je ne les comprenais pas mais que j’en savais assez pour saisir qu’ils étaient sexuels. C’est ça qui était jouissif pour lui. Il avait trente-cinq ans. Douze et trente-cinq. Là aussi, vingt-trois ans d’écart.
Aussi faisait-il ses commentaires, il se sentait dans son bon droit et moi je ne disais rien faute de savoir comment lui répondre, à cet individu. Il n’a jamais fait ses commentaires en présence de ma sœur. Toujours, quand elle quittait la pièce, c’était comme un interrupteur qui s’actionnait en lui. L’avantage, c’est que je n’avais pas peur de lui physiquement. À cette époque, en ces lieux, la violence, c’était le critère pour juger les autres et j’avais vu illico que ça lui faisait défaut, qu’il ne venait pas de là. Malgré tout sa nature prédatrice me figeait à chaque fois. Donc c’était une raclure, et elle, ça n’allait pas fort, en cloque, toujours amoureuse de son homme d’avant, de longue date, incapable de croire qu’il ait pu lui faire ça, incapable de croire qu’elle ne lui manquait pas, or non, pas du tout. Il était parti, il était avec une autre. Celui-ci, elle ne le voyait pas vraiment, cet homme plus âgé qu’elle avait épousé alors qu’elle était trop jeune, et trop malheureuse, et trop amoureuse – mais pas de lui – pour se mettre à la colle avec lui. Je n’allais plus la voir malgré sa tristesse car je ne supportais plus ses mots, ses expressions faciales à lui. Six ans plus tard, alors qu’il essayait de s’insinuer auprès de moi et de mes autres sœurs aînées, et que nous trois – directement, indirectement, poliment, vatefairefoutrement – on le repoussait, le laitier, comme lui mais bien plus terrifiant, bien plus dangereux, s’est invité, a débarqué de nulle part.