Du rififi à Wall Street
Du rififi à Wall Street démarre comme un hommage au roman noir américain et au roman-feuilleton rocambolesque, pour déboucher sur une interrogation plus vaste des pouvoirs de la littérature. C’est une poupée russe : un roman dans un roman. C'est enfin un livre sur les moyens de dire le réel. Eisinger pense, comme Truman Capote avant lui, qu'on peut prendre des libertés avec la réalité pour mieux la dire.
Extrait
Tout commença, un soir de février, par un coup de fil de mon agente, Lori Jacobson. Il était 19 heures. Après une journée de travail harassante, je cherchais sur Netflix un nanar bollywoodien pour accompagner mes nouilles instantanées.
Certaines voix racontent l’histoire de leur propriétaire. Avant même de poser les yeux sur Lori, il était possible d’en établir un portrait relativement juste sur la seule base de son empreinte sonore. Juive ashkénaze, elle avait grandi dans le Queens, au sein d’une famille nombreuse où l’attention se conquérait à coups de décibels. La soixantaine, elle fumait trop, buvait sec et changeait de trottoir plutôt que de passer devant une salle de sport. Elle tenait la moitié de l’humanité pour des schlemiel (en yiddish, celui qui renverse systématiquement sa soupe) et l’autre pour des gonif, autrement dit des brigands. En tendant un peu mieux l’oreille, on pouvait, sans trop prendre de risques, conjecturer qu’elle était célibataire et que l’exemple de son neveu Zohar, qu’elle avait surnommé une bonne fois pour toutes le nudnik (« le benêt »), avait douché à jamais ses velléités de maternité.
Soucieux de préserver mes tympans, je décrochai en tenant le combiné à bout de bras.
— Allô ! aboya Lori.
— À qui ai-je l’honneur ? répondis-je d’un ton exagérément courtois.
— Bon sang, tu as attrapé une extinction de voix ou quoi ? Je t’entends à peine.
— J’ai mis le haut-parleur, mentis-je en parcourant la distribution de Coups de feu sur Mumbai, en quête d’un visage familier.
— Enlève-le : j’ai des nouvelles.
J’avais réduit ma sélection à trois films. Le plus court durait quatre heures dix. On pouvait dire ce qu’on voulait des Indiens, ils prenaient le cinéma au sérieux.
— Ça ne peut pas attendre demain ? lançai-je sans trop d’espoir.
— Mais si, bien sûr, ironisa-t-elle. Pardonne-moi de t’avoir dérangé. Tu étais peut-être en train d’optimiser tes placements avec ta fiscaliste ou de calculer tes chances de gagner la supercagnotte du Loto. À condition, naturellement, que tu aies encore les moyens d’acheter un billet...
Je refermai mon ordinateur en soupirant. J’avais appris depuis longtemps que céder à Lori était la seule façon de se débarrasser d’elle.
— Je t’écoute.
— Le groupe Black, tu connais ?
— Comme tout le monde : une boîte de télécommuni-
cations du Midwest qui a grossi par acquisitions...
— Tout juste. Figure-toi que je viens de raccrocher d’avec Kristin Kelley, leur directrice des relations publiques. Elle te propose d’écrire l’histoire de l’entreprise.
— Tu plaisantes ? dis-je en me levant pour éteindre le feu sous la bouilloire. Pourquoi moi ?
— Peut-être parce que les romanciers capables de lire un bilan comptable ne courent pas les rues.
— Enfin, tu sais bien que je ne travaille pas sur commande.
— Tu ne travaillais par sur commande, nuance. Si tu voulais choisir tes sujets, tu aurais dû naître avec une cuillère d’argent dans la bouche comme Crichton ou Ludlum.
— Tu veux dire Proust ou Flaubert ?
— C’est ça, mon poussin, fais le malin. Kenneth Tar, le patron de Kelley, veut te rencontrer demain dans le Tennessee. Son jet privé passera te prendre à l’aéroport de Fort Walton à 9 heures.
— Attends, tu as accepté le rendez-vous sans me demander mon avis ?
— Tu me remercieras plus tard. Dois-je te rappeler à quel point tu as besoin de ce job ?
— Non, dis-je d’un ton plus penaud que je n’aurais souhaité.
— J’ignore ce que ces deux-là voient en toi, mais ne t’avise pas de les décevoir si tu tiens à rester dans mon écurie. Depuis quelques années, tu es devenu un putain de fardeau, Vlad. J’en ai marre de te voir gâcher toutes les opportunités que je te déniche. Que tu te croies plus beau que tu n’es, c’est ton problème, mais je ne le laisserai pas devenir le mien. C’est clair ?
— Très clair, acquiesçai-je, d’autant moins enclin à la contredire qu’elle avait grosso modo raison.
— Contente que nous soyons sur la même longueur d’onde. Et tweete davantage, bon Dieu, on jurerait que tu n’as rien à dire.
— C’est que je suis écrivain, pas bateleur de foire.
— Alors, poste de fausses critiques à ta gloire sur Goodreads. Prends exemple sur Dan Brown, il paraît qu’il ne laisse à personne d’autre le soin d’écrire les siennes.