Ruines bien rangées
Dans le plus beau et le plus riche quartier d’Osnabrück, en Basse-Saxe, au centre-ville, rue de la Vieille-Synagogue, il y a un espace rasé entre deux élégantes demeures, on passe devant sans les voir. Les Ruines. C’est ici. La réserve de la mémoire et de l’oubli déposée derrière des grillages. Sur le grillage à hauteur de nos yeux quatre panneaux de cuivre poli font le même récit chiffré daté du 9 novembre 1938, panneaux étincelants, tablettes d’une nuit d’épouvante, qui a pris sa place d’horreur dans la longue et riche chronique de la fameuse ville fondée en 783 par Karl der Große, dit Charlemagne de l’autre côté. Ici on entretient les cendres. Ici tous les royaumes de l’Europe ont signé en 1648 le traité de Westphalie, la fin de cette guerre de trente ans qui a laissé traîner dans les rues des millions de fantômes d’assassinés, ici en 1928 sans perdre un instant notre belle ville est nazie, en 1938 elle a mis le feu à ses Juifs, comme hier elle mettait le feu à ses sorcières, ici notre Phénix tout de suite après la haine s’est réveillé dévoué à la Paix et l’hospitalité pour une petite éternité. Ruines, élégantes, soignées, bien rangées, êtes-vous dedans, êtes-vous dehors, êtes-vous libres?
Derrière le grillage, une haute collection de grosses pierres, des moellons toilettés. Ce sont les os de la Vieille Synagogue (en vérité elle était jeune et belle, dans sa trentième année) qui restent après l’incinération. Os bien rangés.
Extrait
– Où allons-nous ?
Le livre avait déjà commencé, je courais, je me souvenais j’oubliais je cherchais : à peine je trouvais, je perdais, j’égarais, de plus en plus, je suivais les rues, je traversais les places sur mon bureau s’entassaient des dizaines de chemises, dossiers, carnets, cahiers, sans exagérer des centaines de pages, d’années d’une feuille à l’autre j’étais en 1648, en 9, en 1561, en 1942, en 2020, deux mille ans avant moi donc deux mille ans après moi également, puis au beau milieu sur le rempart de Troie en train de noter la conversation de Priam le divin vieux qui ressemble à mon ami Marcel Dulas, ou bien c’est ce Basque aux cheveux bouclés qui ressemble à Priam, avec cette malheureuse dont je ne porte pas le nom, car Hélène c’est le nom de mon arrière-grand-mère d’Osnabrück, Helene Jonas née Meyer il y a près de deux cents ans, vu du livre le temps n’a pas d’heure pas de temps
et tandis que nous prenons par la place de la Cathédrale en pressant le pas de plus en plus fort, comme si nous étions nous-mêmes, ma mère et moi, des voitures qui se souviennent d’avoir été des chevaux, quand ma mère était l’enfant qui traverse devant le Dom en bondissant devant l’attelage de la calèche du maire d’Osnabrück, j’entends, je crois, une foule ou plusieurs foules crier des mots violents, dans les jolies rues si calmes sous l’air transparent qui se jetaient ce matin encore vides et brillantes vers la rivière en contrebas. Des mots hurlent à la mort.
– Où on va ? dit ma mère, chaque fois qu’Ève centenaire et moi nous empruntons accrochées l’une à l’autre le couloir qui mène de sa chambre au centre de la maison, à ce moment-là le passage pour son âge est interminable, pour moi le temps d’une petite page.
– Où on va ?
– Au centre du monde, dis-je. Comme d’habitude.