Les secrets de ma mère
Un après-midi d’hiver de 1980, en plein coeur de Londres, Elise Morceau rencontre Constance Holden et tombe instantanément sous son charme. Connie, audacieuse et magnétique, est une écrivaine à succès dont le dernier roman va être adapté au cinéma par l’un des plus gros studios d’Hollywood. Elise suit Connie à Los Angeles, la ville par excellence du rêve et de l’oubli. Mais tandis que Connie s’enivre de l’énergie de cette nouvelle vie où tout le monde s’enveloppe de mensonges et tente d’atteindre les étoiles, Elise commence à perdre pied. Au cours d’une fastueuse soirée hollywoodienne, elle surprend une conversation qui l’entraînera à prendre une décision radicale qui pourrait bouleverser sa vie.
Trois décennies plus tard, en 2017, Rose Simmons cherche des réponses sur sa mère, qui a disparu sans laisser de traces alors qu’elle n’était qu’un bébé. Rose a découvert que la dernière personne à l’avoir vue est Constance Holden, une écrivaine oubliée qui s’est retirée de la vie publique alors qu’elle était au sommet de sa gloire. Rose se retrouve irrépressiblement attirée sur la piste de Connie, en quête d’indices sur les secrets de son passé.
Cette histoire lumineuse, au souffle romanesque puissant, nous emporte
dans une quête d’identité remarquablement orchestrée. Au travers de personnages énigmatiques et inoubliables, Jessie Burton nous dévoile les coulisses des milieux littéraire et cinématographique, ainsi que l’envers de la création artistique, de la fiction et de la maternité.
Extrait
Ce samedi-là – un après-midi de début d’hiver, dans le parc de Hampstead Heath – Elise attendait en réalité quelqu’un d’autre. Le rendez-vous avait été arrangé par John, son colocataire et propriétaire. Elle n’était pas certaine de savoir pourquoi elle venait rencontrer un illustre inconnu, mais elle se fiait souvent aux suggestions des autres. En fin de compte, le type n’était jamais arrivé et alors qu’elle s’éloignait d’une clairière dans les derniers rayons rasants du soleil, Elise aperçut une femme devant un bosquet d’arbres, leur feuillage couleur cannelle dans le ciel turquoise. Les arbres paraissaient immenses comparés au corps de la femme, mais le rapport de taille était pourtant correct. Telle une tiare gigantesque et magnifique, ils donnaient à la femme des allures de reine, ou de déesse de la Nature. Elle observait Elise à travers l’étendue de paysage, salua sa présence d’un sourire comme si Elise était un page au sein de sa cour, un individu chanceux qui s’attirait l’attention de sa maîtresse.
Et peut-être un homme était-il venu retrouver Elise au Heath, en retard, portant une écharpe et une doudoune, peut-être avait-il fait les cent pas dans les feuilles mortes ? Elise ne le saurait jamais. Elle rendit son sourire à la femme qui fit quelques pas dans sa direction – et le cours des choses fut ainsi perturbé. Elise tourna les talons et s’éloigna. Elle jeta un unique regard par-dessus son épaule, la femme lui avait emboîté le pas. Elise avait l’habitude d’être suivie. À dix ans, écoutant en cachette une conversation d’adultes dans la cuisine, elle avait entendu une amie de sa mère lancer, Elle va en briser des cœurs, celle-ci ! et elle n’avait jamais oublié ces propos. Tout au long de votre enfance, les gens vous disent qui vous êtes, comment vous serez, et cela reste ancré en vous. Elise avait une beauté naturelle ; on le lui avait toujours dit. Elle n’en parlait pas, elle n’y était pour rien, mais elle avait pourtant reçu des propositions de mannequinat ou ce genre de choses ; se faire aborder dans la rue à treize ou quatorze ans... Elle n’avait jamais accepté, n’avait jamais rappelé. Mais c’était ainsi. Malgré les regards scrutateurs, elle s’était toujours sentie invisible, jusqu’à ce que Constance Holden pose les yeux sur elle, devant les arbres cannelle de Hampstead Heath.
Elles quittèrent le Heath, approchèrent de la longue grille qui bordait le cimetière, et Elise songea à ce qui allait se produire. Elle n’avait encore jamais été avec une femme. Elle s’arrêta, sans se retourner, patienta immobile comme dans une partie d’Un, deux, trois, soleil. Elle s’imagina lancer un barreau de la grille tel un javelot, aussi loin qu’une athlète olympique, profond jusque dans les tombes où les squelettes voleraient en éclats. Cela prouverait à la femme combien elle était puissante.
Elle pivota et la femme était toujours là, bras croisés, l’air un peu penaud. Elle était de toute évidence plus âgée qu’Elise, mais cette dernière avait vingt ans, et la plupart des adultes de son entourage étaient plus âgés. La femme devait avoir la trentaine. Elise examina ses vêtements : chemise d’homme, long imperméable ouvert dévoilant un jean simple et moulant, une paire de richelieu aux pieds. Un maquillage très léger, une petite bille d’argent au lobe de chaque oreille. Une montre délicate sur un poignet magnifique. Elise resserra les doigts autour d’un barreau de la grille et prit la parole, s’estimant en sécurité dans un lieu public. Cette femme ne pourrait pas l’agresser, ni l’empaler à la pointe d’un barreau. Et le cours de dessin sur modèle vivant avait été annulé, aussi n’avait-elle rien d’autre à faire.
«Un jour, je mourrai. Et ce sera fini», dit Elise, l’index pointé entre les barreaux. Elle n’émit aucun commentaire sur le fait que la femme l’avait suivie.
Celle-ci croisa davantage les bras devant elle et rit, et son rire lui donna un air confiant, une renarde dressée sur ses pattes arrière. Elise regarda derrière l’épaule gauche de la femme les stèles en pierre qui jaillissaient de terre comme des dents de travers. Elles se trouvaient du côté des concessions indigentes, à l’écart des tombes en marbre des défunts pionniers de l’industrie et celles de leurs épouses, non loin, à l’oblique dans la terre. Au-delà, la cheminée en brique du crématorium, haute et droite, ne laissait fort heureusement pas échapper de fumée.
« Vous n’êtes pas près de mourir », dit la femme, et sa voix transperça Elise comme une barre de fer.
Elles se dévisagèrent. «Je peux faire quelque chose pour vous ? » demanda Elise.