Les nuits rouges
Dans la vallée post-industrielle du nord-est de la France, les travaux d'arasement du crassier mettent au jour un cadavre momifié depuis 1979, année de l'explosion des violences qui furent le point d'orgue du sacrifice de cette région sidérurgique. Il s'agit du père de deux frères jumeaux qui avaient 9 ans lorsqu'il a disparu. On leur a laissé croire qu'il les avait abandonnés. Brouillés depuis des années, tout les oppose : Dimitri est un paumé trempant vaguement dans la came, Alexis est informaticien dans un réseau bancaire du Luxembourg. Pour venger la mort du père, Dimitri replonge dans les combats de l'époque et ranime sans le vouloir, quarante ans après, les nuits rouges de la colère.
Extrait
Les nuits étaient rouges comme l’acier en fusion qui éclairait de l’intérieur les carcasses noires des hauts-fourneaux.
Martèlements, sifflements, hurlements industriels dans son crâne.
Les nuits étaient rouges des fusées éclairantes brandies au sommet du crassier, qui illuminaient les visages charbonneux de la colère et du désespoir, les yeux luisants de l’angoisse.
L’odeur de poudre, de sulfures et de méthane lui prenait la gorge, il aurait fallu boire quelque chose, maîtriser ces tremblements.
Les nuits étaient rouges des incendies allumés sur les autoroutes. Les cornes de brume étouffaient le vacarme des hélicoptères dont les carapaces d’acier brillaient sous la lumière de la lune. Les gyrophares de la police et des ambulances étaient tenus à distance par des fusils de chasse et des lance-pierres. Les gaz lacrymogènes formaient une brume sanguine qui dansait autour des fumées noires et orange des pneus de tracteurs et de semi-remorques en feu.
Il comprit qu’il n’y avait aucune issue sauf la terreur et la mort ; une voix lui souffla que la raison elle-même n’était qu’une émotion trompeuse, factice et aléatoire.
Les nuits étaient rouges comme des yeux injectés de sang, de haine, de peur et d’instincts de meurtre. Les nuits étaient rouges comme la frontière entre la folie et la mort.
Cela faisait longtemps qu’il ne respirait et qu’aucune pensée n’animait plus ses mondes intérieurs.
Les nuits étaient rouges de trahison, comme une barre de fer qui brise des cervicales.
Il se réveilla sous le coup d’une décharge électrique, sans savoir où se situait l’origine de la douleur. Un instant plus tôt, il entendait ces bruits, respirait ces fumées, poussait ces hurlements. Il était mort.
L’air était chaud et vicié. De la sueur glacée couvrait son corps en feu. Puisqu’il était vivant, tout était réel. Et il n’y avait plus aucun moyen d’arrêter ce qui allait commencer. Maintenant.
Ouvrir les yeux, c’était chevaucher le chaos. Et les nuits seraient encore une fois rouge sang.
Ses visions l’abandonnèrent là, dans cette piaule étouffante et puante, sur ce matelas humide de sa propre transpiration.
Il émergeait des profondeurs toxiques d’une ultime prise de MantraX, et tout avait brûlé en lui. Il ne faisait plus qu’un avec le chaos du monde.
Ce lavabo incrusté de rouille, de gerbe et de sang noir, c’était lui. Ce squat encore plus délabré qu’une quarantaine d’années plus tôt, c’était lui. Le cadavre qu’il y avait découvert avec son frère, c’était lui. C’était lui, le junkie défoncé sur ce matelas plein de vermine.