Le pays de l'horizon lointain

Auteur : Alain Gnaedig
Editeur : Joëlle Losfeld

Édimbourg, 1768 : Walter Grassie naît dans une famille de bourgeois écossais qui le destine à devenir avocat. Lors de son Grand Tour, il assiste à la Révolution française, qu'il ne voit pas d'un très bon œil, puis continue par l'Italie, à Venise, où il découvre l'absinthe et les cabinets de curiosités les plus divers, l'opium et la franc-maçonnerie. De retour en Écosse, il rencontre l'amour : Fiona, qu'il épouse et promet de toujours aimer...
Ce roman questionne l'inscription de l'histoire individuelle dans l'Histoire. Il souligne la rencontre de l'ordinaire et de l'historique, questionne la nature du monde et celle du réel, la place de l'homme en leur sein : voilà ce que sont les grands et les petits événements, l'Histoire et la vie de chacun.

19,00 €
Parution : Février 2020
160 pages
ISBN : 978-2-0728-7699-8
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Extrait

1768
Il est tard sur la terre.
Des cloches sonnent, égrenant leurs instants d’airain, les battants ouvrent des brèches dans le vide de la nuit, l’écho des coups s’envole soudain et retombe sur la ville comme autant de fléaux sur les blés.
Dans une maison de Canongate, on s’affaire près d’une femme en couches, une domestique tend un linge à un médecin qui tire un enfant d’un ventre en souffrance.
Il est dix heures à toutes les horloges d’Édimbourg.
Et c’est dans le silence de ce dixième coup d’horloge que Walter David Grassie pousse son premier cri. En même temps que l’air emplit les poumons du garçon, le souffle quitte sa mère à mesure qu’elle se vide de son sang. Elle n’est pas encore tout à fait morte, mais elle n’est plus pleinement en vie. Elle oscille entre deux mondes. Elle voit peut-être le nouveau-né sanguinolent et visqueux que le praticien s’efforce de lui présenter. Mais il est possible qu’aucune image ne parvienne à s’imprimer dans sa conscience.

1769
«Ne buvez plus d’eau, mais employez un peu de whisky pour le bien de vos estomacs et de vos nombreuses infirmités», tonna Kenneth Grassie, le grand-père de Walter, en direction de quelques confrères tempérants qui devisaient dans l’enceinte des Law Courts. Les messieurs à la mine compassée l’ignorèrent.
Il était avocat de métier, ingénieur par passion et curieux de nature. C’était un homme à la stature altière, à la voix de stentor et au teint rubicond. Il ignorait l’ennui et le sens du mot « non ». Il sentait le tabac, le chien, la forge, le whisky et l’eau de Cologne au parfum citronné.
En ce janvier de 1769, par l’intermédiaire de deux de ses connaissances, John Roebuck et Matthew Boulton, Kenneth Grassie a aidé à rédiger et à déposer le Brevet 913A, Méthode de Watt pour réduire la consommation de vapeur et de fuel dans les moteurs. Il avait d’ailleurs déjà rencontré James Watt en plusieurs occasions, car ce dernier possédait un don pour fabriquer des outils et inventer des machines qui l’avaient toujours passionné. Et l’objet du brevet, cette nouvelle machine à vapeur, avec son condenseur séparé, changerait bien des choses, à condition d’être mise en forme, développée et vendue de par le monde. À la différence du moulin à eau, le moteur à vapeur fonctionnerait en toute saison. Comme l’avait bien compris Kenneth Grassie, cette machine à vapeur allait permettre de s’affranchir enfin de l’énergie de l’homme, de l’animal, de l’eau et de celle des vents. L’homme allait être encore plus libre et maître de la nature. Si jamais il survivait à ses premières années, son petit-fils Walter serait sans doute le témoin d’une ère nouvelle.

17 octobre 1777
James Grassie, le père de Walter, avait l’air de ces hommes attendant une chose qui s’est passée depuis longtemps. En tout ou presque, il était l’antithèse de son père Kenneth : petit et râblé, le cheveu et le teint sombres, la voix nasale, l’esprit fermé et la chair triste. Encore jeune, il semblait déjà être entre deux âges. Le conformisme lui était devenu une seconde nature qui l’empêcherait à jamais de connaître la première. Il incarnait à lui seul la fière race des pense-petit.
En ce mois d’octobre, il avait emmené Walter avec lui pour une visite d’inspection du petit domaine près d’Ardross, avec ces multitudes de terres louées à l’année à des fermiers très humbles. Et le père avait pointé du doigt un vol de corbeaux et de corneilles au-dessus d’une carcasse de mouton. Même les hordes des Tartares n’étaient pas à moitié aussi destructrices que les corbeaux pernicieux qui s’en prenaient à l’orge, au froment, au seigle, à l’avoine, aux pois, aux haricots, aux fèves, aux pommes de terre et même aux modestes navets. Il fallait que les champs soient couverts de givre, de gel et de neige pour que les vermines noires et voraces les laissent tranquilles. Les pertes financières étaient énormes, entre 2 £ et 5 £ par acre de bonne terre arable, et si l’on multipliait cela par la surface cultivée en Écosse, le tort causé relevait du pillage pur et simple. Il fallait s’unir et exterminer ces immondes bestioles.

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