Les villes invisibles

Auteur : Italo Calvino
Editeur : Gallimard
En deux mots...

À travers un dialogue imaginaire entre Marco Polo et l’empereur Kublai Khan, Italo Calvino nous offre un «dernier poème d’amour aux villes» et une subtile réflexion sur le langage, l’utopie et notre monde moderne.

Traduction : Martin Rueff
7,50 €
Parution : Décembre 2020
Format: Poche
224 pages
Collection: Folio
ISBN : 978-2-0728-8349-1
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Présentation de l'éditeur

Italo Calvino imagine un dialogue entre Marco Polo et l'empereur chinois Kublai Khan enfermé dans son palais, à qui le navigateur décrit son propre empire qu'il ne connaît pas. Au fil du récit, Marco Polo dresse le portrait de villes inventées, symboliques, surréalistes. On ne sait à quel passé ou présent ou futur appartiennent ces cités qui portent toutes le nom d'une femme. Peu à peu, le lecteur est conduit au milieu d'une mégalopolis contemporaine près de recouvrir la planète. Et tout au long passent des villes qui ne peuvent exister qu'en rêve : filiformes, punctiformes, dédoublées, effacées. Dans cette oeuvre hybride où sa prose tutoie plus que jamais la poésie, se lit une subtile réflexion sur le langage, l'utopie et notre monde moderne.
Italo Calvino disait, à propos de son livre : « Je crois que j'ai écrit quelque chose comme un dernier poème d'amour pour les villes, dans un moment où il devient de plus en plus difficile de les vivre comme des villes. Si nous sommes peut-être en train de nous approcher d'un moment de crise de la vie urbaine, Les villes invisibles sont un rêve qui naît du coeur des villes invivables. »

Extrait

S’il part de là et qu’il voyage trois journées vers le levant, l’homme se trouve à Diomira, ville aux soixante coupoles d’argent, aux statues de bronze de tous les dieux, aux rues pavées d’étain, au théâtre de cristal, au coq d’or qui chante chaque matin du haut d’une tour. Toutes ces beautés, le voyageur les connaît déjà parce qu’il les a vues aussi dans d’autres villes. Mais ce qui est propre à celle-ci c’est que celui qui y arrive un soir de septembre, quand les journées raccourcissent et que les lampes multicolores s’allument toutes d’un coup aux portes des friteries, et qu’une femme, depuis une terrasse, hurle : ouh !, se met à envier ceux qui pensent avoir déjà vécu une soirée identique à celle-là et avoir été heureux cette fois-ci.

C’est en vain, magnanime Kublai, que j’essaierai de te décrire la ville de Zaira, aux bastions élevés. Je pourrais te dire le nombre des marches dont sont faites les rues en escalier, la forme des arcs des portiques, le type des feuilles de zinc dont on recouvre les toits ; mais je sais déjà que ce serait comme de ne rien te dire. Ce n’est pas de cela qu’est faite la ville, mais des rapports entre les mesures de son espace et les événements de son passé : la distance qui sépare le sol d’un lampadaire et les pieds ballants d’un usurpateur pendu ; le fil tendu entre un lampadaire et la rambarde qui lui fait face et les festons qui alourdissaient le parcours du cortège nuptial de la reine; la hauteur de cette rambarde et le saut de l’adultère qui l’enjambe à l’aube ; l’inclinaison d’une gouttière et le passage d’un chat qui se faufile pour entrer par cette même fenêtre ; la ligne de tir de la canonnière apparue à l’improviste derrière le cap et l’obus qui détruit la gouttière ; les déchirures des filets de pêche et les trois vieux assis sur le quai qui se racontent pour la centième fois l’histoire de la canonnière de l’usurpateur dont on disait qu’il était le fils adultère de la reine, abandonné dans ses langes, là sur le quai.
De cette vague, qui reflue des souvenirs, la ville s’imprègne comme une éponge et se dilate. Une description de Zaira telle qu’elle est aujourd’hui devrait contenir le passé de Zaira tout entier. Mais la ville ne dit pas son passé, elle le contient comme les lignes d’une main, écrit à l’angle des rues, aux grilles des fenêtres, aux rampes des escaliers, aux antennes des paratonnerres, aux hampes des drapeaux, chaque segment se trouvant à son tour rayé d’éraflures, d’encoches, d’entailles, de marques en forme de virgule.

Informations sur le livre