Carnivale

Auteur : Nicole Caligaris
Editeur : Verticales

Livre-fleuve d'une ampleur magistrale, Carnivale propose plusieurs pistes narratives, dévoilant à mesure des silhouettes, des univers, des époques qui se fondent et se confondent selon trois lignes de force.La première est celle du narrateur, un prospecteur en assurance roulant pour la compagnie Ponzi, éternel loser tentant d'appâter ses « pigeons » pour résorber son inextinguible passif. Au terme d'innombrables tournées, le compteur de sa DS est pourtant bloqué à 1003 kilomètres - chiffre, prononcé par Leporello, de la damnation de Dom Juan. Plus qu'un seul contrat à signer et le VRP pourra s'envoler vers la Suède. Suite à une sortie de route de la DS, il ressasse sa déveine au bord d'un précipice, et ressurgit alors l'image obsédante de Cantaloupe, ancienne comptable de la boîte.Une deuxième ligne vient s'enrouler sur la première. Il s'agit des rumeurs colportées par les Imbattables Léopards, trois rockeurs en Motobécane qui ont provoqué l'accident de l'assureur. Ce trio d'orphelins délinquants, enrôlés par la General Major pour quelques concerts, ont une date à honorer, celle des noces de la fille Spada, où ils sont censés faire exploser une belle bombe, selon le plan d'un quatrième larron, Manning, l'ex-chanteur du groupe.Et une troisième ligne, plus composite, fait remonter diverses légendes concernant les damnés de la terre d'une usine de bauxite, les trafics près des docks et les fouilles archéologiques en cours...Au coeur de ce système quasi mythologique se rejouent les variantes d'un même pacte faustien, chacun devant fourguer sa dette existentielle à son prochain, pour trouver une issue à sa damnation par de petits arrangements avec le principe de réalité. D'où les versions divergentes d'une même scène qui, loin de se contredire, finissent par sédimenter un méta-récit circulaire selon l'illusoire logique d'un rêve éveillé. Revient alors à la langue envoûtante de Nicole Caligaris, amatrice de free jazz, de s'approprier les standards du roman noir, entre autres mauvais genres, pour les faire discorder ensemble.

19,00 €
Parution : Janvier 2021
392 pages
ISBN : 978-2-0728-8816-8
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Extrait

Personne ne m’a retrouvé, c’est moi qui me suis retrouvé derrière le pare-brise de cette bagnole couverte de poussière, sans aucune idée de l’heure, l’horloge du tableau de bord était morte, probablement depuis des décennies, la jauge était au plein, le compteur HS. Je me suis retrouvé au milieu de centaines, au milieu de milliers, de centaines de milliers de cailloux déposés là par le ministère d’un glacier qui n’avait pas tenu, ou d’un bras de mer, je ne sais pas, qui n’avait pas eu la force de tenir sur cette croûte en train de changer de nature. De chaque côté de la route, des reliefs somptueux s’étaient couchés, j’imagine, dans une autre ère, pour ne plus faire obstacle au vent. Il en restait tout de même une sacrée côte, j’avais beau écraser la pédale, la DS au bout du rouleau ralentissait dangereusement. Trente degrés de pente, avec le soleil en face, et pas moyen d’ouvrir les vitres de ce cercueil roulant qui n’attendait que la pire occasion de me planter. Ma parole, Petite, ce désert avait vraiment la tête de l’occasion idéale mais il faut croire qu’il y avait quelque part une occasion plus vicelarde parce que la DS roulait comme une reine, Cantaloupe, sans affolement des aiguilles, pour celles qui donnaient encore signe de vie. Il me restait combien de temps ? va savoir, mon compteur était bloqué sur 1003.
C’était sous un ciel bleu, de la couleur de ma carrosserie, par 360° de solitude, comment as-tu pu me faire ça, Cantaloupe? Comment as-tu pu me refiler un secteur pareil, Chérie ? J’avais ma pile de contrats posée sur le siège arrière, cinquante centimètres de feuillets collés par les voyages, par les mayonnaises, par les fils de salive, les liqueurs, les buées de toutes les bouches, les doigts de tous les types à qui j’avais pu soutirer une signature, et ça ne faisait toujours pas le compte, qu’est-ce que tu veux, la prochaine ville était à je ne sais combien de bornes, mon quota n’était pas fait, j’étais dans le rouge, comme tous les mois depuis des mois et c’était le dernier mois de l’année, je ne me plains pas, d’accord, je suis sur la dernière ligne, ça y est, à un contrat près, plus qu’un malheureux contrat à placer pour boucler la boucle, mais non, quota ou pas, tout le bureau se casse à heure fixe, on ferme, basta, et moi, je suis coulé, je repars pour une vie sur ces secteurs de misère, laisse-moi un délai, c’est rien, c’est beaucoup, une chance de sortir du cycle, Chérie, le temps de réaliser mon chiffre, je t’en prie, pour clôturer ce compte qui me plombe depuis des années, depuis toujours, depuis que je suis chez Ponzi.
Je n’avais plus conscience de grand-chose, avec ce soleil qui tapait de front, mais mon affaire était mal engagée, je me demande comment je m’étais retrouvé aussi loin du centre, une ville dont je n’avais pas même lu le nom, sur cette route à peine praticable, cette pente effarante qui faisait patiner ma DS.
Je voyais au loin la ligne de la mer, je voyais toute la plaine, entre les bras du fleuve, une simple surface dont le sol ne s’était toujours pas décidé entre la terre et l’eau, où les étangs brillaient comme des strass, avec un peu de végétation, pas mal de boue. Tout le minéral s’était retiré de ce sol flou pour s’amasser sur le relief unique et aberrant dont ma DS avait entrepris l’ascension. La ville était tout au bout, à l’embouchure, je devinais les citernes du port, je voyais la nationale serpenter jusque-là, je ne sais pas comment j’avais fait mon compte, à la sortie du tunnel, pour louper l’embranchement et me retrouver engagé sur ce mont de cailloux et de sable qu’avait formé au beau milieu du delta le caprice des éléments dont les motifs ne sont pas plus explicables que les nôtres, Chérie, je n’y peux rien, je m’étais retrouvé là par mystère, en train de grimper, elle montait sec, cette pente, et la route n’était pas bonne, c’est le moins qu’on puisse dire, mais je n’ai pas fait demi-tour, non, la route était au bord du ravin, et beaucoup trop étroite pour manœuvrer ce corps royal qui avançait au pas pendant que mes heures tournaient à leur vitesse d’heures sur la pendule du bureau.

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