Paysages trompeurs

Auteur : Marc Dugain
Editeur : Gallimard
Sélection Rue des Livres

Un agent du renseignement disparaît après une opération catastrophique de récupération d'otages en Somalie. Deux journalistes d'investigation meurent accidentellement alors qu'ils enquêtaient sur l'assassinat d'un couple de touristes dans l'Atlas marocain. À la croisée des deux affaires, l'agent, devenu clandestin, s'associe à un producteur de documentaires utilisé par les services français et à une psychologue d'origine israélienne pour braquer des fonds colossaux circulant entre des narcotrafiquants d'Amérique latine et des Pasdaran iraniens. À quoi l'argent de ce hold-up est-il destiné?
La question, au coeur de l'intrigue, se double d'une réflexion sur le rôle de la manipulation dans cet univers parallèle qu'est le monde cloisonné du renseignement. De Paris à la Somalie, de l'Afrique à l'Islande et, pour finir, au Groenland, les trois protagonistes triomphent de maints obstacles, dont le moindre n'est pas la trahison, avant de confronter le lecteur à un dénouement qui fait la part belle au facteur humain.

19,00 €
Parution : Octobre 2022
240 pages
ISBN : 978-2-0728-9102-1
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Extrait

La lune se reflétait dans la mer à cette heure de la nuit, et le souvenir qu’il en garderait serait peut-être celui d’un ballon d’enfant déformé par des vagues paresseuses. À bord du bateau chacun vérifiait son équipement, ajustait sa cagoule. Les respirations se faisaient plus longues et plus profondes. Le navire tanguait légèrement et tous les hommes regardaient dans la même direction. Les bruits de la côte et du village à demi éveillé qui la longeait ne leur parvenaient pas. Une embarcation plus frêle les attendait au bas de la coque, un semi-rigide équipé d’un moteur électrique silencieux.
Les hommes enfilèrent leur casque puis amorcèrent leur descente le long de l’échelle de coupe, un à un, libérant la main qui leur servait à tenir leur fusil d’assaut. Ils étaient tout de noir vêtus, dans des combinaisons serrées pour ne pas entraver leurs mouvements. Ils s’assirent dans l’embarcation grise, face au village. Les odeurs de l’Afrique ne leur arrivaient pas encore, masquées par les relents âcres des embruns. L’obscurité ne réussissait pas à vaincre la lumière entêtée projetée par une lune arrondie à la perfec-
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tion. Le semi-rigide se détacha silencieusement du navire. Les hommes n’entendaient que le léger ronronnement du moteur et le bruit du clapotis heurtant le fond en bois. Personne ne parlait. Aucun d’entre eux ne luttait contre la peur, mais l’idée qu’ils pourraient ne pas revenir de cette mission avait certainement traversé l’esprit de certains.
Il fallut quelques minutes avant que l’esquif ne s’échoue sur la plage jalonnée de déchets rendus luisants par la lune triomphante. Il était prévu de contourner le village avant de rejoindre la piste principale. S’en éloigner obligeait à s’enfoncer dans une végétation trop dense pour le fonctionnement du GPS. L’appareil, d’une remarquable précision, ne supportait pas la moindre interférence. Celle des arbres placés entre le satellite et lui l’incommodait au point qu’il se mettait en panne, sèchement. Les consignes avaient été dévoilées bien avant, sur le bateau, quand chacun se préparait à se transformer en ombre, recouvrant de cirage noir la peau du visage laissée découverte par la cagoule. Cette odeur invasive de l’action prochaine, cette odeur de chaussure briquée, stimulait un lieu précis du cerveau de chacun des membres du commando, libérant le souvenir des missions précédentes, plus ou moins douloureux. Il avait été décidé que Ben marcherait devant et serait le premier à tirer si nécessaire. Son fusil était équipé d’un silencieux et, grâce aux derniers apports de la technologie, il voyait comme en plein jour à travers sa lunette. La consigne était aussi claire qu’impérative : toute personne, le long des trois kilomètres qui conduisaient à la cible, vue un téléphone à la main ou sur le point de communiquer devait être abattue sans préavis. Les terroristes avaient certainement doté de téléphones un certain nombre de vigies réparties sur le chemin menant à leur position pour signaler tout mouvement suspect. C’était l’usage et rien ne permettait de penser qu’ils auraient pu y déroger.
Ils remontèrent la plage, courbés, en silence. Les premières odeurs, venues de l’intérieur et portées par une brise, se mélangeaient : eucalyptus, épices, chèvres, déjections humaines, ordures ménagères, écorce d’acacia. Mais il était impossible pour les hommes et l’unique femme du groupe d’en percevoir les nuances. Cet air leur semblait chargé, oscillant entre bonne et regrettable odeur. Pour certains, il rappelait de précédentes missions dans cette zone infestée. Pour d’autres, c’était l’odeur générale de l’Afrique, identique partout où ils étaient intervenus.
Un bouc aux longs poils offrit son profil camus à la colonne qui se mettait en marche en pénétrant dans ce qui devait être le faubourg de cette petite agglomération. Accroché à un pieu, tête basse, il pivota lentement pour voir ce qui troublait la nuit puis, sans plus d’enthousiasme, il tourna la tête dans l’autre sens avant de s’immobiliser, résigné.
La rue principale, bordée de maisons en terre, était déserte. Pas même un chien. Sans doute les habitants n’avaient-ils pas les moyens d’en nourrir. Ils poursuivirent par des rues qui contournaient le village, offrant des échappées dans la nature. Rien ne venait éclairer leur avancée si ce n’est cette lune pleine qui paradait, excessive. Ils finirent par rejoindre la piste. Entre leur position et leur cible, la carte ne mentionnait qu’un hameau de quelques âmes certainement endormies à cette heure. Prendre à travers le bush les aurait ralentis sans leur assurer d’être plus discrets. Il n’était pas rare d’y croiser des nomades sous leurs tentes, et bon nombre d’entre eux étaient des informateurs des terroristes. Un sentier moins exposé longeait la piste de chaque côté. Ils l’empruntèrent, toujours en colonne silencieuse. La nature ne l’était pas, les insectes et la faune étaient sortis des coulisses du jour pour s’épanouir dans la pénombre.
Ils avaient fait plus de la moitié du chemin lorsqu’ils virent, de l’autre côté de la route, une bâtisse qui avait l’aspect d’une ruine. Ce n’en était pas complètement une. Un chien blanc, la peau tendue par des os pointus, apparut dans le viseur de Ben, qui se fixa sur la tête de l’animal. Mais, épuisé, celui-ci était incapable d’aboyer et rien ne montrait qu’il en avait l’intention. Ils étaient sur le point de dépasser la maison lorsque, près d’une porte, Ben remarqua la présence d’une femme, adossée au mur. Un voile ample sur sa tête portait une ombre sur son visage dont il aperçut les contours d’une exceptionnelle finesse et d’une grande beauté. Elle considérait la colonne avec le regard d’un grand-duc insensible à la nuit. Elle semblait scruter le lointain, bien au-delà d’eux, dans la steppe épineuse à flanc de montagne, là où poussaient les eucalyptus, les acajous, les euphorbes arbustives. Ben n’avait vu un tel regard que chez des Vierges à l’enfant sculptées dans l’olivier. Il vit soudain la main de la femme remonter près de son oreille, que lui cachait l’angle du mur. Il était impossible d’affirmer avec certitude ce que faisait cette main. Ben était le seul à voir la femme. Il n’eut qu’une fraction de seconde pour décider si elle téléphonait ou pas. Tout indiquait qu’elle pouvait le faire. Il fixa ses lèvres, des lèvres parfaitement dessinées. Elles ne bougeaient pas. Il pressa légèrement la détente. Les lèvres restaient collées l’une à l’autre. La femme semblait statufiée. Son regard ne suivait pas la colonne, il fixait un plan beaucoup plus large. Alors que Ben se détournait de la femme pour pointer devant lui, il se sentit soulagé de ne pas avoir eu à tuer cette créature qui lui était apparue comme l’émanation de la perfection. Ce sentiment fut aussitôt contredit par le remords. En la tuant, il aurait éliminé le doute, un doute qui l’assaillit soudain, mais trop tard. Il se retourna une dernière fois, la vit dans la même position et en fut apaisé, elle semblait vraiment ailleurs.
À la vitesse où ils progressaient, il restait vingt minutes avant d’atteindre la cible. Ben se mit à accélérer, presque inconsciemment, tant et si bien que certains peinèrent à suivre. Il était temps de bifurquer, de quitter la piste pour gagner une terre aride ponctuée de buissons malingres mais piquants. Il lui fallut se ranger derrière l’officier qui tenait le GPS pour orienter la colonne. La cible apparut enfin, découpée dans une lumière voilée. Un léger promontoire sur lequel trônaient une demi-douzaine de tentes nomades de petite taille. La troupe s’immobilisa. On scruta le site et les alentours. Rien, pas une vigie, pas de gardes. L’inquiétude monta d’autant plus. Le détachement gravit la pente, courbé, avant de se déployer en arc de cercle. Arrivés devant la première tente, les militaires se mirent en position pour couvrir Ben qui y pénétra le premier. Il se fit le plus petit possible pour franchir les pans en grosse laine. Puis il entra, lunette à l’œil. Mais l’odeur du sang lui parvint avant la vue des corps. Ils étaient deux assis par terre, enchaînés dos à dos de part et d’autre du pilier de soutènement, égorgés. Des sacs de couchage, de la nourriture et des bouteilles en plastique laissaient penser que le campement venait d’être quitté à la hâte. Ben fut pris d’un stress soudain et terrifiant, plus intense et plus profond que celui provoqué par la découverte des victimes. Il ressortit et rendit compte au chef de groupe. Celui-ci ne dit rien mais tout sur son visage exprimait le pressentiment de ce qui allait advenir. Les trois tentes suivantes offrirent le même spectacle désolant. Un dernier tour du campement confirma qu’il n’y avait aucune menace, les terroristes avaient fui, laissant derrière eux leurs otages saignés à blanc.

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