Manger Bambi

Auteur : Caroline de Mulder
Editeur : Gallimard

Bambi, quinze ans bientôt seize, est décidée à sortir de la misère. Avec ses amies, elle a trouvé un filon : les sites de sugardating qui mettent en contact des jeunes filles pauvres avec des messieurs plus âgés désireux d'entretenir une protégée. Bambi se pose en proie parfaite. Mais Bambi n'aime pas flirter ni séduire, encore moins céder. Ce qu'on ne lui donne pas gratis, elle le prend de force. Et dans un monde où on refuse aux femmes jusqu'à l'idée de la violence, Bambi rend les coups. Même ceux qu'on ne lui a pas donnés.

19,00 €
Parution : Janvier 2021
208 pages
ISBN : 978-2-0728-9349-0
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Extrait

D’instinct elle recule, le Sig Sauer caché dans le dos. Elle est toute menue et ravissante, et maquillée à faire peur. Des yeux avec des peintures de guerre et des couleurs de tranchée et de boue dévorée, mais un visage en cœur, des arêtes fines. Elle porte un jeans slim et marche pieds nus.
Nouveaux coups à la porte. Elle dit à une autre fille, qui se tient en retrait, « Vas-y toi, tu fais plus vieille. » De cette fille, à peine moins jeune, on ne distingue pas grand-chose, tant tout d’elle est occulté par trop de cheveux, d’une blondeur anormale. Elle porte une robe de satin bleu décoloré un peu grande mais, à la voir, habituée ni aux robes ni aux talons. Elle ouvre la porte de quelques centimètres, genre situation très intime :
«Vous laissez tout devant la porte, merci.»
Elle referme. Elle attend, ouvre de nouveau, prudente : le loufiat est parti, la voie est libre. Le petit chariot qu’elle tire à l’intérieur est couvert de verres et de jolis plats sous cloches métalliques. Champagne et room service. Elle dispose tout sur la table de la suite, et en dernier, le chandelier design pourvu de flammèches électriques. Dînette pour lovers. Waw. C’est beau.
La ravissante prend une bouteille sur la table, «Oh putain comment ça s’ouvre ça, j’arrive pas», fait péter le bouchon avec un bruit de balle perdue. Elle renverse du champagne sur la moquette et remplit de mousse deux flûtes, «Dom Pé. On l’a mérité, là.» Les filles s’assoient, face à face, à la lueur des bougies artificielles, l’arme posée entre elles. La blonde soulève un premier couvercle : «Le homard. Y a deux moitiés. Tiens, la tienne. » Elle prend une moitié d’animal à main nue et la pose sur l’assiette de la ravissante. Qui regarde de près. Brandit la chose en la tenant par la pince, « C’est quoi ce truc. Putain y les pèlent pas, à ce prix-là. Tu sais comment on fait, toi ? Avec ce crochet, là? Ce casse-boules?» Elles se marrent, heureuses comme deux gamines très pauvres dans une suite d’hôtel très luxe.
Gênée par ses faux ongles, la ravissante tripote mollement le homard et les pinces, et dit à l’autre, avec un mélange de fierté et d’affection :
« Bien joué, c’est top pour une première. T’as été un vrai bonhomme. » Elle sourit, cogne son poing droit contre celui de la blonde, «On va s’en tirer mon frère.
— Tellement.
— Après, c’est pas pour te clasher, mais y a deux trois choses quand même. Des détails. » Elle laisse un suspense, continue, «Ta robe sortie d’où, sérieux je me demande, spéciale cacedédi à l’abbé Pierre ou bien? On y croit pas une seconde, et elle pue l’antimite. Quand le boloss t’a vue avec moi, au lieu d’être joisse, il s’est méfié, je peux te dire qu’il était à deux doigts de se barrer.
— J’ai fait comme t’as dit, une robe swag mais pas trop reuche.
— Comment j’ai ramé à contre-courant pour pas qu’il se barre. Parce que ta robe, d’accord, elle fait pas pute, pas du tout même. Mais elle fait pas non plus étudiante fauchée. Juste fauchée, carrément meskine. Prends-le pas perso, mais elle craint, ta dégaine. Là t’es comme une perruque dans la soupe, une perruque accrochée à un gros flingue.
— Oooh ça va, hein. Ça aussi c’est toi, tu m’as dit, fais quelque chose avec tes cheveux. Putain. » Elle lisse et remet en place ce qui de près se révèle une perruque.
«Moi je dis ça, c’est pour toi. Des fois moi non plus j’assure pas, t’as vu comment il a scanné mes mains, c’est foireux tu vois, les ongles de pétasse sur mes mains destroy, faut faire gaffe aux détails, toujours. » La ravissante montre le dos de sa main droite, doigts écartés : les ongles en gel ne cachent pas les peaux rongées à cru, et des traces de dents jusqu’au sang. L’ongle de l’index est cassé. «C’est nul», elle dit.
Elle avait fait une sale grimace, l’esthéticienne, en voyant les mains fracassées de sa cliente quelques heures plus tôt. «Faudra prendre des ongles en gel», elle avait dit, «parce que sinon, ça ne donnera rien. Parce que voyez les vôtres sont tout rongés et ça va être vilain, et puis ça ne tiendra pas, je préfère être honnête avec vous.»
Elle les avait repoussées en douceur.
«Des en gel, alors.
— Ce n’est pas le même budget.
— Combien?»
L’esthéticienne avait dit les prix, tant pour la première pose, tant pour la retouche après trois semaines, et la petite avait hoché, que ça irait. Sérieuse, déterminée. Elle avait pris la palette de couleurs et choisi un rouge cinglant.
« Le Cherry. Je vais vous le chercher. » La vendeuse trouvait aussi qu’avec les classiques, on ne se trompe jamais. Très pro, elle semblait oublier qu’elle avait devant elle une gamine et la vouvoyait par réflexe, «Et vous prenez le forfait manucure? Je ne vais pas vous mentir, sans la manucure ça va être difficile de travailler vos ongles, déjà qu’avec, ça ne va pas être simple », et entre ses mains toutes nettes elle avait repris, pour évaluation, la paluche désastreuse.
«Bon, au boulot», et elle avait fait tremper les doigts de la main gauche dans une gamelle de plastique, tout en constatant qu’au bout de la droite il n’y avait rien à limer et que ça faisait carrément mal de les regarder, ces petits doigts boudinés du bout et écorchés sur les côtés.
Elle avait alors levé les yeux et pour la première fois dévisagé sa cliente bien en face, avec une moue, car elle voyait une pauvre gosse avec des regards blessés.
«Tu as quel âge, ma puce?»
Hésitation puis, comme si elle allait mentir :
«Seize. Seize après-demain.
— Tu ne les fais pas. Tu ne devrais pas être à l’école ?
— C’est fini l’école, là. »
À sa montre, dix-sept heures moins cinq :
«Déjà! On va commencer par désinfecter tout ça, ’tention ça va piquer », et c’est comme si elle allait soigner un genou égratigné, un bobo pas beau.
«Tes ongles, c’est pas bien de les ronger comme ça, ta maman ne te donne pas à manger?»
L’esthéticienne plaisantait, mais la petite ne riait pas :
«Manger, maman s’en fout. Du moment qu’elle a à boire.»

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Manger Bambi
Poche (Septembre 2022)
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