Le regard inconnu
Une femme debout à sa fenêtre regarde la ville entrer dans la nuit, et son regard se perd peu à peu dans les reflets de la vitre. Dédoublée, elle s’invente des personnages qui la promènent dans les lieux-souvenirs de sa vie : la Seine devient le Río de la Plata et Paris, Montevideo. Se disant «en proie aux transformations et sur le point de disparaître», elle a des visions, des révélations qui la font revenir sur les thèmes de ses précédents livres : l’exil, la langue, la peinture, l’oubli, l’amour.
On se laisse emporter par ce voyage, entraîner au fil de ce fleuve de mots aux mille accents lyriques.
Extrait
L’ombre maintient une forme debout à la fenêtre. La forme se rapproche d’une seconde fenêtre qui est la même. Et se dirige ailleurs sans bouger, sortir peut-être, parcourir la bibliothèque suspendue aux livres et aux photographies. Devant les livres, dont elle ne discerne pas les titres ni les noms, elle se sent protégée, presque en sûreté. Au bout du couloir il y a la porte, elle l’ouvre, descend des escaliers et va dehors.
L’ombre s’éclaire dans la rue entre les maisons. On aperçoit le ciel par morceaux sur les toits. On guette les vitrines, les gens dans les cafés, ceux qui se promènent main dans la main, ceux qui passent à vélo. La rue est une distraction qui n’apporte aucun changement ; dedans ou dehors c’est pareil, le temps ne circule pas, il est où il séjourne habituellement.
On voudrait voir autre chose que le ciel. Il enveloppe la ville sans s’ouvrir ni s’écarter. Sa couleur vacille, ses nuages se poursuivent, le sillage des avions s’y dessine. Il flotte sans poids sur les façades, les toits, les pavés où roulent les voitures. Il plane à la manière d’un décor panoramique, se range derrière une voûte, se fixe au sol. Il s’étend sur les murs et, plus loin, franchit la distance et, par-delà la mer, coule dans le sang des chevaux et des arbres d’un autre continent. Là-bas, il dévoile son regard duquel partent des éclairs, des soulèvements obscurs. Il prolonge sa surveillance. Ce n’est pas sa couleur bleue, grise ou noire qui parle de lui mais son regard qui change de silence.
Un plan. Quelqu’un a tracé un plan qui évolue lentement en altitude et qui, à certaines heures, descend sur la mer ou s’égare dans une tempête rompue par les tonnerres. Mais aucune déflagration n’a raison de ce plan qui bouscule le firmament et à la fois le conduit. Aux premières heures du matin, il se déploie, glisse sur sa surface illimitée jusqu’à prendre feu à l’horizon et se répandre. Il ne disparaît pas. Jour après jour il fait halte sur la face des hommes. Et il les juge.