L'enfant que tu as été marche à côté de toi
« Le temps semblait suspendu. Alors il ferma les yeux, pour les rouvrir presque aussitôt. Mieux valait les garder ouverts, les tireurs ne devaient pas être loin, il ne savait plus. Les ferma à nouveau, il ne pouvait s’en empêcher, les rouvrit, grands, comme le petit garçon dans les bras de sa mère. D’où venait soudain cette joie de vivre, cette déferlante qui les portait, lui et sa mère, incapable de se souvenir pourquoi ils étaient si heureux. Il sourit aux étoiles, ses paupières se refermèrent. » Le 11 décembre 2018, au marché de Noël, la ville de Strasbourg est frappée par un attentat terroriste. Témoin et victime de l’horreur, le narrateur croit sa dernière heure arrivée. Des bribes de son passé l’envahissent alors, chargées d’émotions singulières.
Gaston-Paul Effa saisit avec acuité ces moments charnières au cours desquels se joue l’adulte futur. Il dit comment les retrouvailles avec l’enfant que l’on a été permettent de surmonter les blessures de l’existence.
Nourri de réminiscences et de rêves d’exil, ce roman de la résilience nous permet de dépasser les frontières tantôt dramatiques, tantôt jubilatoires entre l’enfance et l’âge d’homme.
Extrait
Lorsque l’enfant s’était annoncé en elle, la jeune fille avait éprouvé un froid qui excitait des frissons si forts, si douloureux que son sang se glaçait dans ses veines. Par trois fois, l’enfant ne s’était pas fixé dans ses entrailles, son visage à peine ébauché préfigurait assez les peines terribles qu’elle allait endurer. À quatorze ans, quinze ans peut-être, elle avait déjà traversé d’épaisses couches de cauchemars et de rêves avortés. La jeune fille piétinait dans une béance toujours plus creuse, dans une braise toujours plus ardente, dans une obscurité toujours plus ténébreuse. Dans toute l’étendue de son corps, elle sentait qu’aucune place ne s’était ouverte pour l’enfant à naître. il y avait pourtant dans la chair de l’adolescente une source d’amour qu’elle portait désespérément, mais à laquelle aucun nouveau-né ne s’abreuverait.
Pendant les cinq premières années de son enfance, il avait connu une exaltation éblouie, et c’est cet éblouissement peut-être qu’il aspirait en secret à retrouver. il se reprocherait longtemps d’avoir été le quatrième enfant désiré, mais le premier à se fixer dans le sein de sa mère. son enfance s’est déroulée à l’ombre bleue d’un sisal solitaire. Tout a donc commencé par hasard et c’est ce hasard qui présidera aux événements de toute une vie. cette histoire se passe au vingtième siècle, dans un village africain, au fin fond du golfe de Guinée. Lorsqu’il était enfant, il savait en fouillant dans sa mémoire qu’il pouvait mourir, là, tout de suite, si ses parents en décidaient ainsi. sa vie d’enfant le portait tout entier vers le refus des initiatives et des décisions et, tout compte fait, vers l’absence de problèmes, vers l’irresponsabilité et la béatitude d’un sommeil sans réveil.
Le plus surprenant est que ses parents aient conservé si longtemps pour lui leur toute-puissance. La vie d’un enfant africain n’est pas grand-chose, elle s’échange aussi facilement qu’une poignée de riz. La vie d’un enfant est presque insignifiante dans l’ordre des valeurs qui relient le ciel et la terre.