Frantumaglia: L'écriture et ma vie
« Ma mère m’a légué un mot de son dialecte qu’elle employait pour décrire son état d’esprit lorsqu’elle éprouvait des impressions contradictoires qui la tiraillaient et la déchiraient. Elle se disait en proie à la frantumaglia. »
Écrivaine légendaire dont l’identité est tenue secrète, Elena Ferrante lève ici une part du mystère qui l’entoure. Au fil des lettres et entretiens qui composent ce livre, l’autrice de L’amie prodigieuse évoque les thèmes qui lui sont chers – l’écriture comme tentative de recomposition d’une intériorité morcelée, la complexité d’être femme, son enfance dans les rues périlleuses de Naples – mais aussi ses influences littéraires et l’incroyable succès de ses romans. Intime et passionnant, voici l’autoportrait d’une romancière à l’œuvre.
Frantumaglia, dans sa nouvelle édition augmentée, est un ouvrage regorgeant d’événements et de personnages, qui se lit comme un roman. La partie ajoutée, Lettres, concerne les années 2011-2016, celles de la publication en Italie et à l’étranger de la tétralogie L’amie prodigieuse. Elle se compose des principales interviews qu’Elena Ferrante a données dans de nombreux pays, européens ou non, à l’occasion de la sortie des quatre tomes. Au fil des échanges qu’on y lit, l’auteure aborde de multiples thèmes: son écriture, la tradition littéraire dans laquelle ses livres ont puisé, le rôle de la pensée féminine dans la création de personnages tels que Lila et Lenù. Tout en tenant à distance le monde des médias, Elena Ferrante s’efforce de poursuivre son dialogue avec les lecteurs à travers des interviews dans la presse, souvent effectuées par des journalistes et des critiques de grandes sensibilité et intelligence. Sous sa forme non systématique mais ouverte, riche en trouvailles, contradictions et réflexions, Frantumaglia offre de multiples clefs pour la lecture des romans et constitue un outil d’autant plus indispensable aujourd’hui que la célébrité de l’auteure et de ses écrits se répand dans le monde entier. Sandra Ozzola
Extrait
Chère Sandra,
Lors du dernier et agréable entretien que j’ai eu avec ton mari et toi-même, tu m’as demandé ce que je comptais faire pour la promotion de L’amour harcelant (il est bon que je m’habitue à donner à ce livre son titre définitif). Tu m’as posé cette question de façon ironique en l’accompagnant d’un de tes regards brillants de malice. Je n’ai pas eu le courage de te répondre sur-le-champ: il me semblait avoir été assez claire avec Sandro, lequel m’avait dit approuver totalement mon choix, et j’espérais qu’on n’aborderait plus ce sujet, pas même sur le mode de la plaisanterie. Je te réponds à présent par écrit: l’écriture efface chez moi les longues pauses, les incertitudes, les fléchissements.
J’ai l’intention de ne rien faire pour L’amour harcelant, rien qui ne comporte un engagement public de ma personne. J’en ai déjà assez fait pour cette longue nouvelle: je l’ai écrite; si elle a une quelconque valeur, cela devrait suffire. Je ne participerai ni aux débats ni aux colloques auxquels je serai invitée. Je n’irai pas retirer les prix qu’on jugera bon de m’attribuer. Je ne ferai jamais la promotion de ce livre, surtout pas à la télévision, ni en Italie ni éventuellement à l’étranger. Je n’interviendrai qu’à travers l’écriture, en me limitant toutefois, là aussi, au minimum indispensable. Je me suis définitivement engagée de la sorte auprès de ma famille et de ma propre personne. J’espère ne pas être obligée de me raviser. Je comprends que cela risque d’engendrer des difficultés pour la maison d’édition. J’ai beaucoup d’estime pour votre travail, j’ai conçu pour vous un attachement immédiat, je ne veux pas vous causer de tort. Si vous ne désirez plus me soutenir, dites-le-moi sans tarder, je comprendrai. Il n’est en rien nécessaire que cet ouvrage soit publié.
J’ai du mal à expliquer cette décision de façon exhaustive, tu le sais. Je me contenterai de te confier qu’il s’agit d’un petit pari lancé à moi-même, à mes convictions. Je ne crois pas que les livres aient besoin des auteurs, une fois qu’ils sont écrits. S’ils ont quelque chose à raconter, ils finiront tôt ou tard par trouver des lecteurs. Les exemples sont nombreux. J’aime beaucoup ces mystérieux ouvrages d’époques ancienne et moderne dont les auteurs demeurent incertains, mais qui ont eu et continuent d’avoir une vie intense. Ils m’évoquent un prodige nocturne semblable à celui de l’Épiphanie, dans mon enfance, lorsque j’allais me coucher, tout agitée, dans l’attente des cadeaux de la Befana : à mon réveil, le lendemain matin, les cadeaux étaient bien là, mais personne n’avait vu la Befana. Les véritables miracles sont ceux qu’on ne peut attribuer à personne, et cela s’applique aux petits miracles des esprits secrets de la maison comme aux grands miracles qui vous laissent véritablement bouche bée. J’ai conservé cette envie enfantine de petits et grands émerveillements, j’y crois encore.
Voilà pourquoi, chère Sandra, je te le dis sans détour: si L’amour harcelant n’a pas en soi de fil à tisser, tant pis, cela signifie que nous nous sommes toutes deux trompées ; mais s’il en a, le fil s’entrelacera aussi loin qu’il en sera capable et il ne nous restera plus qu’à remercier les lectrices et les lecteurs de l’avoir patiemment saisi par une extrémité et tiré à eux.
D’ailleurs, n’est-il pas vrai que promouvoir un livre est onéreux ? Je serai l’auteure la moins chère de la maison d’édition. Ma présence même vous sera épargnée.
Je t’embrasse fort,
Lettre du 21 septembre 1991.
Elena