Les jours
« Papa avait un copain, c’était Lénine. Il reste une photographie de Papa assis sur son vélo, sa casquette blanche, sa culotte de cycliste de dans l’temps, la fontaine des Innocents. Y a Lénine avec lui puis un autre qui était médecin et qui habitait rue Didot – un nom facile à dire mais je ne me souviens plus… Ils faisaient du vélo ensemble. Mais attention, tout le monde n’avait pas de vélo, fallait être riche pour avoir un vélo, hein ! C’est vrai que ça a bien changé. »
Ce premier roman grandiose commence vers 1830 dans un village de la Creuse et s’achève à Paris sur les rives de l’an 2000. Entre les deux, l’Histoire, les guerres, les amours, le grand fleuve impétueux des générations.
Extrait
Dix kilomètres à peine séparent Blaudeix de Montignat. René est de Blaudeix, Annette de Montignat. Le canton est veiné par les eaux de la Voueize qui baignent en aval Chenonceaux et filent vers la Loire. Les Devoueize, Devoize, Devoise sont légion sur les monuments aux morts. Mais René Devoise n’y figure
pas. Et pour cause, il est mort à l’hospice en 1903. Reconnaissons-le d’emblée, de René Devoise il ne subsiste plus grand-chose. Il avait un drôle de nez, un peu proéminent, disait sa petite-fille Renée. Renez. Pourtant ça n’est pas évident sur la seule photo qui le représente, au mariage de son fils Augustin. De René on sait très peu. Les souvenirs s’érodent encore plus vite que la terre de sa Creuse natale.
Il ne reste qu’un seul objet lui ayant appartenu, un témoin que la famille s’est transmis sur six générations successives, un petit livret cartonné tout plié et à peine lisible qui stipule que la reine Victoria décore le fusilier René Devoise pour sa participation à la guerre de Crimée. La mémoire de la famille ne dépasse pas cent cinquante ans.
Si l’oubli n’existait pas, comment rendrions-nous compte des quatre-vingts générations qui nous séparent de l’époque du Christ? Toutes les vingt générations, c’est‐à-dire tous les cinq cents ans, chaque individu a un million d’ancêtres du même niveau. À mille ans, nous en avons donc chacun un million de millions soit mille milliards d’ancêtres, ce qui fait dire au passage que la plupart des Français descendent de Charlemagne dont plus d’une douzaine d’enfants dépassèrent les vingt ans. La mémoire familiale n’a pas ces capacités-là. Au-delà de quatre ou cinq générations ne subsistent que les archives officielles, certains registres d’état civil, des lambeaux d’anecdotes, et beaucoup de conjectures.
À l’époque où démarre notre récit, en 1853, lorsque René et ses classards se préparent au tirage au sort pour la conscription, le temps est encore rythmé dans les campagnes par le soleil, les cloches de l’église et les rites. À cette époque peu mécanisée, l’argile et les pierres rendent pénible le travail de la terre en Creuse. Alors le paysan pratique l’élevage plutôt que la culture. Il se contente de peu. Quelques moutons, une chèvre, une vache lorsque la famille en a les moyens. Chacune engraisse son cochon. Et le menu varie peu, soupe de légumes, châtaignes, champignons, un morceau de fromage, des pommes, des noisettes. Les jours de pêche, une truite.
La nature est généreuse en bois et en granit, c’est déjà ça. L’homme taille les sabots, fend les bardeaux et bâtit la pierre – primordiale, la pierre, comme nous le verrons. La femme carde la laine et la file comme dans les tableaux hollandais du XVIIIe siècle. En Limousin, elle tanne aussi les peaux des taupes qui ne se salissent ni ne se mouillent, et elle raboute les peaux de lapins et de moutons qui seront vendues à Limoges en descentes de lit. Chez les plus pauvres, les filles vendent leurs cheveux dans les foires.