Blanc

Auteur : Sylvain Tesson
Editeur : Gallimard

Avec mon ami le guide de haute montagne Daniel du Lac, je suis parti de Menton au bord de la Méditerranée pour traverser les Alpes à ski, jusqu'à Trieste, en passant par l'Italie, la Suisse, l'Autriche et la Slovénie. De 2018 à 2021, à la fin de l'hiver, nous nous élevions dans la neige. Le ciel était vierge, le monde sans contours, seul l'effort décomptait les jours. Je croyais m'aventurer dans la beauté, je me diluais dans une substance. Dans le Blanc tout s'annule - espoirs et regrets. Pourquoi ai-je tant aimé errer dans la pureté ?S.T.

19,00 €
Parution : Octobre 2022
240 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0729-6063-5
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Extrait

Que faire ?

Il avait neigé. Nous le devinions avant même de regarder par la fenêtre. Le ciel avait disparu, le monde était blanc. J’avais passé la nuit près du poêle à bois d’une cabane de montagne. Mon ami le guide Daniel du Lac de Fugères était couché contre un tas de cordes.
J’eus envie de me lever et de pénétrer dans le silence. Le Blanc recèle ses mystères. La neige dicte la pensée du ciel à la Terre. Mais le brouillard, avec ses teintes de cadavre, décourage les explorations. À l’aube, personne n’a envie de pousser les portes d’une morgue. Il suffirait pourtant de lever le premier voile.
« Du Lac, dis-je. Pourquoi ne pas nous enfoncer dans le Blanc ? On a quelque chose à y trouver. »
« Que faire ? » avait demandé Lénine sur son lit de mort. Les Russes aimaient cette question. Plus tard, ils se poseraient une autre question : « Qu’avons-nous fait ? »
L’Histoire nous l’avait prouvé : les lendemains ne chantent jamais. La géographie, elle, tient ses promesses. Elle nous apprend que la vie est dans le mouvement. Du Lac me dit : « Traversons les Alpes à ski ! »
Il avait son idée : nous partirions en hiver de la mer Méditerranée où sombre la montagne dans des gerbes de palmiers. Nous remonterions vers le nord-est, suivant la courbure de la chaîne, jusqu’à Trieste, ville impossible de l’Adriatique où la convention fixe la fin des Alpes. En chemin, on resterait au plus près de la crête axiale. Nous dormirions dans les refuges, les abris. Ce serait une chevauchée, mais à ski, entre deux mers. Rien que la neige ! Il y aurait des centaines de kilomètres à arracher, mètre après mètre. Cela sonnait comme un travail de forçat. En réalité, c’était une aubaine : la définition du bonheur est d’avoir un os à ronger.
La moindre course dans la montagne dissout le temps, dilate l’espace, refoule l’esprit au fond de soi. Dans la neige, l’éclat abolit la conscience. Avancer importe seul. L’effort efface tout – souvenirs et regrets, désirs et remords.
Mais qu’atteindrais-je, à travers cette chaîne, pendant des mois, et que gagnerais-je à m’infliger ces fatigues ? Ce matin-là, je l’ignorais encore : il ne s’agirait pas de parcourir un massif mais de se fondre dans une substance. Mon rêve, longtemps poursuivi, s’accomplirait peut-être : du voyage faire une prière.
Un an plus tard, par une matinée de mars, nous nous tenions, une paire de skis à la main, sur la plage du village de Menton, près de la frontière italienne. Entre-temps j’avais appris à du Lac la formule de Paul Morand : « Ailleurs est un mot plus beau que demain. »

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