Collapsus
Persuadé de l'imminence de l'effondrement et de l'urgence à agir face à la catastrophe climatique, Pierre Savidan, un gourou écologiste arrivé presque par accident à l'Élysée, met en place des mesures drastiques : covoiturage obligatoire, scoring écologique incluant le nombre des naissances et les modes de consommation...
Bientôt ouvrent des centres de rééducation idéologique qui accueillent les réfractaires, de plus en plus nombreux. Car, dans la société, les colères montent et se multiplient. Olivier Fleurance, patron d'un grand groupe agroalimentaire, fédère les oppositions et mène la rébellion au milieu du chaos naissant.
Savidan avait-il bien conscience que ses convictions l'amèneraient à affronter ce dilemme philosophique : pour sauver l'humanité, faut-il en sacrifier la moitié ?
Extrait
Vendredi 30 avril
17h30
Des cris ouatés la sortent doucement d’un de ces sommeils vaporeux dont elle doit se contenter depuis bientôt trois jours. D’instinct, ses yeux se tournent vers le landau mais elle sait que ces braillements n’ont rien à voir avec ceux de son bébé, si profondément endormi à quelques centimètres d’elle. Ce ne sont pas des hurlements poussés par une petite personne en détresse. Ça ressemble plutôt à la clameur d’une foule, étouffée par le double vitrage des vantaux de la suite dans laquelle elle se repose.
Anaïs Fleurance s’assoit sur le lit, elle pose les mains en arrière sur le matelas, sans quitter des yeux son bébé, assoupi les mains jointes sur la poitrine – « on dirait un gisant », se dit-elle sans comprendre pourquoi cette pensée lui traverse l’esprit. Elle cherche à l’aveugle ses chaussons en déplaçant précautionneusement ses pieds sur le sol. Elle se lève, se met à la fenêtre, à l’abri derrière le rideau. Ce qu’elle voit la saisit d’effroi.
La rue Nicolo est noire de monde. Des centaines de manifestants s’agglutinent jusque dans les garages de l’immeuble en face. Elle est hypnotisée par les pancartes qu’ils brandissent fièrement. Elle les lit toutes, toutes celles qui sont dans son champ de vision.
SI TU AIMES TES ENFANTS, NE LES METS PAS AU MONDE : C’EST UNE POUBELLE
FAITES L’AMOUR SI VOUS VOULEZ, MAIS PAS DE BÉBÉ, C’EST MAUVAIS POUR LA PLANÈTE
UN ENFANT ÇA VA, TROIS ENFANTS, BONJOUR LES DÉGÂTS
ARRÊTEZ DE BAISER SI VOUS POUVEZ PAS VOUS CONTRÔLER
VOUS POLLUEZ, SI VOUS VOUS ÉTEIGNEZ ON VA PAS VOUS PLEURER
D’instinct, Anaïs Fleurance saisit son bébé dans le berceau et le serre contre sa poitrine, comme si on allait le lui arracher. Réveillé en sursaut, l’enfant se met à pleurer. Elle lui tapote le dos pour essayer de le rassurer. Cette foule de fanatiques en bas lui fait l’effet d’une mêlée de rugbymen qui poussent tous dans le même sens jusqu’à ce que l’adversaire cède.
Quelqu’un toque à la porte. Anaïs Fleurance sent sa gorge se serrer, mais elle lance tout de même, d’une voix qui se brise étrangement dans les aigus :
— Entrez.
Une infirmière s’avance en souriant, mais son visage enjoué lui semble factice. Anaïs Fleurance lit immédiatement la tension dans le regard de la jeune femme.
— Tout va bien avec le bébé, madame Fleurance ? J’ai entendu pleurer, je me suis permis...
L’enfant crie, de plus en plus fort, de plus en plus vite. Son visage est rouge, de plus en plus rouge, ses traits se boursouflent, comme s’il allait se déchirer, comme s’il allait éclater.
— C’est un ange. Il dort très bien. C’est ma faute si... s’il pleure comme ça.
— Il a mal au ventre, peut-être. Donnez-le-moi si vous voulez.
Anaïs Fleurance se recule légèrement. Ses doigts se crispent sur le corps de son fils, ses ongles accrochent le tissu du body. Elle n’a qu’une envie, quitter cet endroit au plus vite.
Depuis trois jours, pourtant, depuis ses premières contractions et sa prise en charge par l’équipe de la maternité, elle se félicite d’avoir choisi la clinique de la Muette pour accoucher. C’est son mari qui avait insisté. «C’est soit ça, soit l’hôpital américain à Neuilly », avait-il dit. Et il avait ajouté, avec ce langage à la limite de la vulgarité qu’il affectionne parfois : « Y a pas à tortiller. C’est ce qui se fait de mieux. »
Elle se serait contentée d’un hôpital ordinaire. Elle a encore du mal avec tout ça. Un appartement à l’intérieur même de l’établissement... Elle se sent un peu coupable. Olivier ne comprend pas ça, qu’elle puisse avoir du mal à assumer tout cet étalage.
— Je crois qu’il a peur, murmure-t-elle.
L’infirmière sourit, s’approche d’elle, lui fait signe de s’asseoir au bord du lit. Elle prend place à côté d’elle, pose sa main sur son bras. Dehors, le tumulte ne s’arrête pas. Au contraire, il lui semble que le grondement de la foule redouble de vigueur. Les cris résonnent dans son crâne, comme s’ils se cognaient sans cesse en essayant d’en sortir. Elle ferme les yeux quelques secondes comme si cela pouvait la soulager.
— Si vous avez peur, il aura peur, lui aussi. Vous lui transmettez toutes vos émotions, vous savez.
La voix de l’infirmière est douce et apaisante. Elle a presque envie de la croire quand elle dit, en caressant le dos de son nouveau-né, que tout va bien se passer.
— Charles, murmure Anaïs Fleurance en souriant, mon petit Charly...
— Voilà, c’est bien, constate l’infirmière, il se calme. Voyez...
L’alarme couvre tout à coup le son de sa voix, stridente, assourdissante. Sa puissance acoustique emplit tout l’espace et paralyse les deux femmes pendant un instant. Anaïs Fleurance croit entendre l’infirmière lâcher, avant de se ruer hors de la chambre : « Les sauvages... ils ont fini par entrer. »