Londres

Auteur : Louis-Ferdinand Céline
Editeur : Gallimard

Ferdinand, le héros de Guerre, a quitté la France pour rejoindre Londres, «où viennent fatalement un jour donné se dissimuler toutes les haines et tous les accents drôles». Il y retrouve son amie prostituée Angèle, désormais en ménage avec le major anglais Purcell. Ferdinand prend domicile dans une mansarde de Leicester Pension, où le dénommé Cantaloup, un maquereau de Montpellier, organise un intense trafic sexuel de filles, avec quelques autres personnages hauts en couleur, dont un policier, Bijou, et un ancien poseur de bombes, Borokrom. Proxénétisme, alcoolisme, trafic de poudre, violences et irrégularités en tout genre rendent chaque jour plus suspecte cette troupe de sursitaires déjantés, hantés par l'idée d'être envoyés ou renvoyés au front.S'il entretient des liens avec Guignol's band, l'autre roman anglais plus tardif de Céline, Londres, établi depuis le manuscrit récemment retrouvé, s'impose avec puissance comme le grand récit d'une double vocation:celle de la médecine et de l'écriture... Ou comment se tenir au plus près de la vérité des hommes, plongé dans cette farce outrancière et mensongère qu'est la vie.

24,64 €
Parution : Octobre 2022
576 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0729-8337-5
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Extrait

Au début qu’on est arrivés à Londres je la voyais presque pas l’Angèle. Si elle est venue me dire bonjour deux ou trois fois et que je l’enfile le premier mois c’est tout. Elle était trop occupée qu’elle disait avec son Purcell à s’installer qu’elle prétendait dans une avenue que je ne connaissais pas encore du côté de Marble Arch dans un beau quartier comme qui dirait l’Étoile chez nous au coin d’un parc dans le genre du Monceau, le Hyde (Haide). Moi j’allais jamais de ce côté‐là, c’était convenu entre nous, pour pas les gêner. Je restais somme toute dans ma zone, je demandais rien à personne, qu’on me laisse tranquille. C’est pas de moi qu’elles seraient venues les complications. Elle m’avait choisi pour ça un petit garno dans Leicester Street assez convenable je dois le dire. C’est plutôt le quartier des plaisirs faciles Leicester, une zone latérale au boulevard si vous voulez vous faire une idée, juste à l’angle de l’Empire Theater. À l’époque dont je parle, c’était une scène pour revues frétillantes l’Empire Theater. C’était le moment, aussi, de la propagande au casse‐pipe. On émoustillait l’Anglais par tous les moyens, par tous les côtés, pour le faire entrer dans la danse, et il est dur de la feuille l’Anglais ! On lui présentait la chose en musique pourtant comme un énorme voyage bien patriotique et de noces, par un torrent de flonflons, un éberluement de cuisses hautes en cadences, dans un paradis de fleurs électriques bien épanouies. Je me demande ce qu’il voulait davantage. Au 22e Cuirassier ça s’était fait plus simplement mais pour le gentleman on faisait des efforts. C’était un délicat. On le travaillait par la suggestion, au whisky, à la cigarette, à l’orgueil, au froufrou, par la fatigue. Je disais rien, j’admirais, c’était mon rôle, mais là ça me paraissait tout de même des jeux d’enfants. Quand j’ai plus eu d’uniforme pour me promener, leur recruteur avec sa petite cocarde et sa badine, il s’approchait souvent de moi pour me tâter les sentiments. Il me donnait un coup d’amour‐propre, il me prenait pour un puceau. Il avait le bagou. Je me dandinais. Je me laissais faire. Y avait de quoi rêver quand même. Quand je l’écoutais ça me rajeunissait, de tout un enfer je revenais bien portant. Je l’écoutais encore pour le plaisir. Ça se voyait donc pas mon oreille ? Ça s’entendait donc pas au‐dehors ? Je vous disais que la rue où je logeais se trouvait un peu à l’écart de Piccadilly Circus, la place où y a tant de véhicules et réclames plein les fenêtres. Une petite voie adjacente assez sournoise la nôtre à vrai dire, avec des boutiques où il ne se vendait pas grand‐chose, hormis le cul plus ou moins, mais en furtif bien entendu, à l’entresol, à l’anglaise. En bas, dans le rez‐de‐chaussée, mine de faire salon, c’était le repos des maquereaux, toujours sur l’œil. Elle connaissait pas l’Angleterre, Angèle, mais elle avait trouvé tout de suite des relations pour moi, elle avait présenté les connaissances. Mes blessures, ça me rendait sympathique au début. Des vrais amis d’ailleurs. Y a pas de mal à le dire, jusqu’à un certain point. Ils étaient étonnés voilà tout par ma médaille militaire, mais la putain de décoration ça me posait de trop auprès de leurs épouses et ça c’était dangereux. J’ai ôté l’uniforme. Je voulais pas installer.
J’avais pour moi la belle mansarde ripolinée tout en haut, juste au‐dessus des chambres à Cantaloup, ce petit marle de Montpellier qui faisait les voyages. Il mettait les mômes en supplément du Leicester Street. C’était déjà un homme qui avait de l’expérience Cantaloup, quelque chose un peu comme Cascade mais alors en beaucoup plus instruit et arrivé. Il en avait parfois des trois et des quatre gonzesses à carrer ensemble dans sa tôle en attendant des mois que leur train parte pour Rio via La Corogne. Cantaloup c’est le charme qui le sauvait dans le métier, pas la force, il rancardait souvent de vraies Anglaises qui sont pourtant difficiles, il allait en piquer jusque dans les bars de l’avenue Shaftesbury à côté et des fraîches et des jeunettes, une même qu’avait pas encore ses seize ans. Les Anglaises bien entendu, en plus des mômes du midi, les ordinaires, il les plaçait pendant un temps à l’essai aux environs de la Victoria Station, qu’elles marinent un peu. Quand il les présentait les unes aux autres, ses gagneuses, ça faisait souvent du vilain, elles s’y attendaient pas à être aussi nombreuses, à travailler pour Cantaloup. Quelquefois ça donnait même des vraies bagarres. Sa grande Ursule alors, la régulière, [on] peut dire qu’elle aimait ce boulot‐là. Elle leur cassait facilement une ou deux dents pour commencer aux débutantes, question de les aplanir, et puis même un balai entier sur le cul pour remettre en ordre. Cantaloup s’en occupait pas de son foyer, lui sa spécialité c’était le charme au‐dehors. Je pouvais tout entendre moi par la cheminée de sa chambre quand la correction se déroulait. Cantaloup il préférait pas assister à ces choses‐là, il allait se remettre à côté à la Royale sur la banquette en peluche, avec les petits potes du Regent Street. La taverne bien connue du monde entier. Ils étaient bien heureux les petits potes personnellement de pas être rappelés au guignol, d’être en sursis encore, les derniers macs à Londres, à cause des varices et des emphysèmes, de la vue courte et d’autres inconvénients bien plus marioles encore. Ils passaient au consulat à Bedford Square, ces petits amis, donner leurs adresses en tremblant, chaque huit jours. Le travail, fallait qu’il devienne de plus en plus clandestin. Faucher toutes les gonzesses des copains partis pour se faire héros et qui restaient en rade. D’abord y avait plus de demandes que jamais en viandes. Les tapins que lui ramenait Cantaloup ils étaient bien choisis, il est rare que la môme Ursule aye pas fini par les dresser. Elles pleuraient les mômes d’ailleurs au moment qu’il fallait se quitter au loin, tellement elles s’étaient attachées déjà aux façons de lui et de sa famille, en pas plus de trois semaines, un mois. Au fond il réprouvait Cantaloup tous les genres de brutalité. En elle il pressentait la guerre et les massacres.
— Va‐t’en, qu’il leur disait aux nouvelles bien doucement, va‐t’en mon petit, je te retiens pas, va‐t’en si tu ne te plais pas avec nous. Ici faut obéir à Ursule, voilà tout ce que je demande, c’est ma femme ! T’es pas surprise... moi je suis fidèle, tu feras comme moi... T’apprécierais plus tard. C’est pas sûr que t’en rencontres souvent sur ton chemin des hommes qui tiennent leurs promesses !... moi je sais les estimer quand je les rencontre, t’apprendras aussi, je t’en trouverai un si t’es régulière, sage...
C’était un langage qui avait sa poésie.

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