La dépendance

Auteur : Rachel Cusk
Editeur : Gallimard

M, romancière entre deux âges, s'est isolée du monde en s'installant avec son second mari au bord d'une côte océanique spectaculaire. Sur sa propriété baignée d'une lumière splendide et entourée de marais, le couple possède une dépendance soigneusement reconvertie en résidence d'artistes. M n'a qu'un rêve : y accueillir un jour L, un peintre à la renommée mondiale, qu'elle admire.
Quand il finit par accepter son invitation, M jubile. Cependant, elle déchante vite car L n'arrive pas seul - une ravissante jeune femme est à son bras. Entre-temps, la fille de M et son compagnon ont également débarqué. Les trois couples doivent alors cohabiter dans ce cadre certes enchanteur, mais qui va devenir le théâtre de multiples tensions.
D'une plume ciselée, Rachel Cusk crée un huis clos piquant et fascinant que l'on découvre en se plongeant dans le flot de pensées de M, une Mrs Dalloway des temps modernes. Entre désirs étouffés, orgueil artistique et illusions déçues, La dépendance décortique avec beaucoup de malice le large éventail des rapports humains et la légitimité de la vocation artistique.

Traduction : Blandine Longre
20,00 €
Parution : Août 2022
208 pages
Collection: Du monde entier
ISBN : 978-2-0729-8561-4
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Extrait

Je t’ai déjà raconté, Jeffers, la fois où j’ai rencontré le diable dans un train au départ de Paris, et comment, après cette rencontre, le mal qui d’ordinaire reste tapi sous la surface des choses sans que rien vienne le troubler a surgi et s’est déversé sur toutes les facettes de mon existence. C’était comme une contamination, Jeffers : s’insinuant partout et corrompant tout. Je n’avais pas pris conscience, je crois, que l’existence était constituée de si nombreuses facettes, avant que chacune d’elles ne donne libre cours à sa capacité de corruption. Pareilles manifestations t’ont toujours été familières, je le sais, et tu as écrit à leur sujet, même quand certains n’avaient pas envie d’entendre et trouvaient pénible de s’appesantir sur ce qui est mal et pernicieux. Néanmoins tu t’es obstiné, en bâtissant un refuge où l’on pouvait s’abriter quand les choses tournaient mal. Et, immanquablement, elles tournent toujours mal !
La peur est une habitude comme une autre, et les habitudes tuent ce qui en nous est essentiel. Les années durant lesquelles j’avais connu la peur m’avaient laissé une sorte de vacuité, Jeffers. Je m’attendais sans cesse à ce que quelque chose me tombe dessus sans prévenir – je m’attendais sans cesse à entendre le rire de ce diable, celui-là même que j’avais entendu le jour où il m’avait poursuivie d’un bout à l’autre du train. C’était le milieu de l’après-midi, il faisait très chaud et les voitures étaient bondées, assez pour que je me croie capable de lui échapper simplement en quittant mon siège pour aller m’asseoir ailleurs. Mais chaque fois que je changeais de place, il réapparaissait quelques minutes plus tard, vautré en face de moi, et il riait. Que me voulait-il, Jeffers ? Il était horrible d’apparence, jaune et bouffi, ses yeux couleur de bile injectés de sang, et quand il riait il découvrait des dents sales, dont une entièrement noire, juste au centre. Il portait des boucles d’oreilles et des vêtements qui lui donnaient une allure de dandy, souillés tant il ruisselait de sueur. Plus il suait, plus il riait ! Et il baragouinait sans interruption, dans une langue que je ne reconnaissais pas – mais sonore, pleine de mots ressemblant à des jurons. Il était difficile de ne pas y prêter attention, et pourtant c’était exactement ce que faisaient tous les autres passagers. Il était accompagné d’une fille, Jeffers, une scandaleuse petite créature, rien de plus qu’une enfant maquillée, à peine vêtue – elle était assise sur ses genoux, lèvres entrouvertes, avec dans les yeux un doux regard de bête tandis qu’il la caressait, et nul ne disait mot ni ne faisait mine de vouloir l’arrêter. De toutes les personnes voyageant dans ce train, était-il vrai que j’étais la plus à même de s’y risquer ? Peut-être me suivait-il ainsi d’une voiture à l’autre pour me pousser à agir. Mais ce n’était pas mon pays : j’étais seulement de passage, m’en retournant vers un chez-moi auquel je songeais avec une terreur secrète, et ce n’était pas à moi, me semblait-il, de l’arrêter. Il est si facile de se persuader qu’on n’importe finalement pas tant que cela à cet instant où, justement, notre devoir moral s’impose le plus. Si je l’avais affronté, alors peut-être rien de ce qui est arrivé ensuite ne se serait produit. Mais pour une fois, ai-je pensé, que quelqu’un d’autre s’en charge ! Et voilà comment nous perdons le contrôle de notre destinée.
Mon mari, Tony, me dit parfois que je sous-estime mon pouvoir, et je me demande si cela ne rend pas mon existence plus dangereuse, de même qu’elle est risquée pour les gens insensibles à la douleur. J’ai souvent considéré que certains personnages ne peuvent ou ne veulent pas retenir la leçon qu’enseigne l’existence, et qu’ils vivent parmi nous en étant soit un fléau, soit un bienfait. On peut qualifier d’ennuis ou de changements ce qu’ils provoquent – mais ils les font advenir, c’est indéniable, quoiqu’ils n’en aient peut-être ni l’intention ni le désir. Ils passent leur temps à fomenter la discorde, à protester, à contester le statu quo ; ils refusent tout simplement de laisser les choses en l’état. Ils ne sont en soi ni bons ni mauvais – c’est ce qui importe les concernant –, mais ils savent distinguer le bien du mal quand ils y sont confrontés. Est-ce pour cette raison que le bien et le mal continuent de prospérer côte à côte dans notre monde, Jeffers, parce que certaines personnes s’opposent à ce que l’un ou l’autre prenne le dessus ? Ce jour-là, dans le train, j’ai préféré feindre de ne pas être l’une d’elles. La vie m’a soudain paru beaucoup plus facile, là, derrière les livres et les journaux que les passagers tenaient devant eux afin de soustraire le diable à leur vue !
Ce qui est certain, c’est que nombre de changements se sont ensuite produits et, pour en réchapper, il m’a fallu rassembler toutes mes forces, ma foi dans le bien et mon aptitude à la souffrance, de sorte que j’ai failli en mourir – après quoi, je n’ai plus été un fléau pour personne. Même ma mère, pendant un temps, a décidé qu’elle m’aimait bien. J’ai fini par rencontrer Tony, qui m’a aidée à me rétablir et, quand il m’a offert cette vie de paix et de douceur dans le marais, devine un peu ce que j’ai fait : trouvant à redire à cette beauté et à cette sérénité, j’ai tenté d’y semer la discorde ! Tu connais cette histoire, Jeffers, parce que je l’ai relatée ailleurs – si je la mentionne ici, c’est simplement pour t’aider à comprendre comment elle se rattache à ce que je veux te raconter à présent. Il me semblait que toute cette beauté ne servait à rien si elle n’était pas immunisée : si je pouvais lui nuire, n’importe qui en était alors capable. Quel que soit le pouvoir que je possède, il n’est rien comparé au pouvoir de la bêtise. C’était mon raisonnement et cela le reste, quand bien même j’aurais pu saisir l’occasion de mener une vie idyllique d’impuissance tranquille dans ce lieu. Homère en parle dans l’Iliade, quand il décrit les agréables foyers et métiers des hommes abattus sur le champ de bataille, sans oublier leurs tenues de combat luxueuses, leurs chars et leurs armures ciselés. Toutes ces douces années passées à cultiver, à bâtir et à accumuler des biens, pour finir taillé en pièces par une épée, écrasé en moins de temps qu’il n’en faut pour piétiner une fourmi !

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